Par cette belle soirée de Septembre 36, un homme solitaire se promène, comme chaque jour à la tombée de la nuit, sur la petite plage de la Cala de San Vicent, minuscule port de pêche situé sur la côte Nord-est de l’île d’Ibiza. Un dernier bateau, monté semble-t-il par plusieurs marins, s’approche du rivage et notre homme observe la manœuvre. Il peut lire distinctement le nom peint sur la coque : Virgen del Carmen.
Le voyant se diriger dangereusement vers la plage, au risque de s’échouer, il songe que ce n’est pas un habitué des lieux. Au même instant, une voix venant du bord lui demande en français :
« Vous êtes bien le Français de Sa Cala ? ».
Instinctivement il répond « Oui ! » puis, brutalement, il comprend que son passé l’a rattrapé. Il tourne les talons et tente de s’éloigner rapidement mais deux coups de feu claquent et, après avoir encore fait quelques pas, l’homme s’écroule sur le sable, mortellement blessé.
La Virgen del Carmen s’éloigne alors de Sa Cala en prenant un cap Sud et disparaît dans l’obscurité naissante.
Incrédules et atterrés, ses amis ibicencos le transportent chez lui, dans cette petite maison de front de mer qu’il a construite il y a peu avec l’aide de ses amis, Paul René Gauguin, petit-fils du célèbre Paul du même nom, ainsi que Laureano Barrau, peintre impressionniste espagnol, et quelques autres.
Plongé dans un profond coma, el Francés mourra deux jours plus tard sans avoir repris connaissance. Les villageois l’accompagneront jusqu’à sa dernière demeure, un petit cimetière sur les hauteurs, sans pouvoir mettre un nom sur la tombe de cet inconnu qui avait pourtant partagé leur vie durant quelques années.
C’était voilà soixante dix ans ! Résidant à Ibiza depuis quelques mois, et bien que n’ignorant plus grand chose de l’« inconnu », j’ai voulu en savoir plus et je me suis rendu plusieurs fois à Sa Cala San Vicent jusqu’à découvrir un vieux « témoin », peut-être le dernier.
Il avait une dizaine d’années à l’époque de cet assassinat, jamais officiellement revendiqué mais qui depuis a fait couler beaucoup d’encre.
Mon témoin, appelons le Pablo, a connu el Francés, qu’on appelait aussi « el loco del puerto » (le fou du port) parce que, semble-t-il, on le voyait souvent chanter seul et à tue-tête dans un langage que les natifs ne comprenaient évidemment pas.
Pablo parle parfaitement le français, avec même parfois dans la voix quelques intonations de titi parisien, car il a passé la plus grande partie de sa vie à Paris.
J’avoue que sa pratique de notre langue a facilité mon enquête… de curiosité.
Pablo m’a reçu chez lui, une vieille maison typique, blanchie à la chaux dedans comme dehors. La finca de la famille depuis des générations m’a-t-il confié.
Son épouse, une petite dame ridée comme une pomme reinette, portant la jupe longue et le fichu traditionnels, est arrivée avec deux verres et la bouteille de liqueur, Hierbas de Ibiza, spécialité locale s’il en est. Puis le vieil homme a commencé à égrener ses souvenirs.
« Quand j’étais gamin, m-a-t-il conté, la vie était très dure par ici d’autant que Sa Cala était totalement coupée du reste de l’île. Le village, uniquement peuplé de pêcheurs, vivait pratiquement en autarcie car il fallait plusieurs heures par les sentiers muletiers pour se rendre à Santa Eulalia, la bourgade la plus proche. La route, que vous empruntez aujourd’hui, ne date que de quelques années, et, si elle a désenclavé le village, elle nous a aussi fait perdre notre identité suite à la construction d’hôtels et à l’arrivée des touristes.
Nous vivions alors exclusivement du poisson. Les hommes en vendaient une partie à Santa Eulalia, ou à Ibiza-ville pour ceux qui pêchaient par là-bas, et le reste servait à nourrir la famille. Quand la pêche était mauvaise, il y avait toujours quelques fruits et légumes cultivés sur place et, en dernier ressort, la farine de caroubes, en principe destinée aux cochons, servait à faire la soudure en ces périodes de vaches maigres… même s’il n’y a jamais eu de vaches sur notre île poursuit-il en souriant.
Mais ceci est une autre histoire et revenons plutôt à ce qui vous intéresse en priorité.
Oui, j’ai connu el loco del puerto qui, pour nous les enfants, n’était pas un fou mais plutôt un don du ciel !
Pensez donc ! Nous n’avions jamais vu d’étranger avant lui ; il est arrivé un beau jour, menant par la bride une mule qui portait son maigre bagage. Ca devait être en 32 ou 33 je pense… Oui, ça doit être ça ! Avec l’aide des villageois et de quelques maçons qui venaient de Santa Eulalia, il a construit une petite maison - je vous y mènerai tout à l’heure car elle existe toujours - où il a vécu jusqu’à sa mort sans jamais travailler.
De quoi vivait-il ? Je ne sais pas ! Il était très discret et ne quittait presque jamais le village. Personne ne lui posait de questions et je crois que c’est ce qu’il aimait chez nous.
De temps à autre, il recevait des amis espagnols, beaucoup d’artistes je crois, mais, à ma connaissance, lui n’appartenait pas à ce monde de peintres et sculpteurs ; on le voyait souvent sur le port où il apprenait aux enfants à chanter en français. A dix ans j’interprétais parfaitement Frère Jacques sans bien sûr en connaître le sens ; en somme il aura été mon premier prof de français !
Et un soir… ce bateau, la fusillade et enfin l’enterrement. Puis on l’a oublié car c’était une époque troublée pour l’Espagne et, par contrecoup, pour Ibiza.
Par la suite, le régime politique du moment m’a contraint à fuir mon pays. C’est ainsi que j’ai vécu à Paris, et, tenez-vous bien, durant des années je suis passé devant le Café du Croissant, dans le deuxième arrondissement, sans me douter un seul instant que… enfin, vous voyez ce que je veux dire ! Je n’ai découvert la véritable identité d’el Francés que bien longtemps après, et par le plus grand des hasards, en visitant le Musée Jaurès à Castres où j’étais de passage. Là, il y avait sa photographie. Ca m’en a bien sûr mis un sacré coup ! Au début je n’ai pas voulu y croire mais j’ai bien dû me rendre à l’évidence.
El Francés, el loco del puerto, celui qui m’avait appris Frère Jacques et bien d’autres couplets enfantins, n’était en fait que Raoul Villain, l’assassin de Jean Jaurès !
J’ai alors compris pourquoi il vivait dans notre village perdu et pourquoi lui-même avait été tué… de deux balles, comme celles qu’il avait tirées sur Jaurès au Café du Croissant, rue Montmartre à Paris, le 31 Juillet 1914 à 21 h 40, trois jours avant le début de la der des ders.
Depuis j’ai appris qu’après quelques années de prison préventive, dans l’attente de son procès, Villain avait été acquitté par la justice française en 1919. Il semble pourtant que certains de vos concitoyens ne l’avaient ni acquitté, ni oublié… Le paradoxe, c’est que lui qui était pour la guerre à tout prix, aura passé toutes ces années de conflit à l’abri dans une geôle de votre République.
Pablo réfléchit un moment avant de conclure :
Certains ont dit qu’il avait été fusillé par les Républicains espagnols qui le soupçonnaient d’espionnage pour le compte des franquistes. C’est faux ! Même si ce jour là l’équipage de la Virgen del Carmen était sans aucun doute composé de miliciens républicains, il y avait au moins un Français à bord ; c’est lui qui a abattu le meurtrier de Jaurès sans même mettre pied à terre ! C’est ce que disait mon père vers la fin de sa vie… una venganza francesa, nada mas, une vengeance française, rien de plus ! ».
Pablo s’est levé avec difficultés me faisant comprendre par la même occasion que le sujet était épuisé. S’aidant de sa canne sculptée dans une branche de sabine, un genévrier imputrescible et dur comme l’acier, il m’a accompagné jusqu’à l’ancien logis de Raoul Villain.
C’est une petite maison à colonnades, inhabitée et en piteux état, maintenant située derrière les nouveaux hôtels du bord de mer ; les issues ont été murées pour une raison que même Pablo ignore.
J’ai chaleureusement remercié mon informateur avant de prendre congé, lui promettant de lui rendre visite à mon prochain séjour sur l’Ile magique.
Il est reparti à petits pas vers le port et il m’a semblé qu’il chantonnait.
Peut-être fredonnait-il Frère Jacques, souvenir de jeunesse,… ou alors l’Internationale en hommage à Jaurès ? Je ne le saurai jamais…
Décembre 2008