Tout est énigmatique, incohérent.
Il y a la nuit, des pavés luisants d’humidité, une femme égarée.
Un mot est gravé dans l’écorce de son cœur, il est illisible.
Elle se tient sur le trottoir, face à une rue sans nom qui semble déserte, éclairée par intermittence. Un unique lampadaire détraqué clignote lentement.
Non loin, deux chiens efflanqués au pelage jaunâtre s’expliquent sur le sens de l’existence autour d’une poubelle renversée dont ils se disputent les restes de nourriture. Querelle de philosophes !
Elle ne sait pas pourquoi elle est là.
A quelques pas d’elle, debout sur le trottoir, elle découvre au gré du vacillement de la lumière un imperméable au col relevé surmonté d’un chapeau.
Elle se demande s’il y a quelqu’un dedans. Parfaitement immobile il semble attendre quelque chose. Ou peut-être quelqu’un.
Non, ce n’est pas elle, elle n’a pas le souvenir d’avoir rendez-vous. D’ailleurs elle n’a pas choisi d’être dans cette rue. Comme si elle était double, étrangère à cette scène où elle se regarderait telle une figurante. Sans rôle précis, fondue dans le décor.
Elle lève son regard vers le ciel. Le décorateur n’a rien oublié. Elle aperçoit des étoiles entre les nuages. Innombrables morceaux de verre jetés dans un terrain vague, pense-t-elle. Pas de quoi trouver ça sublime ni s’émouvoir. Encore moins croire que la vie a germé dans le désordre de cette décharge.
La vie ? Quelle vie ? Ne rien comprendre et subir le déroulement. Le présent est une énigme et le futur un coche qui n’arrivera pas à temps
Plus haut, sur la gauche, elle distingue dans un halo d’humidité le faible éclairage de la devanture vitrée d’un bar. Vient-il d’ouvrir ses portes au petit matin ou va-t-il fermer à la nuit tombée ? On ne sait pas. On ne sait rien. Alors il faut inventer.
Elle imagine que l’imperméable guette quelqu’un à sa sortie du bar. Un policier qui file un assassin, comme l’avenir court après le passé meurtrier ?
Tout est figé. Attendre. Encore et toujours attendre la suite, jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus.
Lointains, des claquements métalliques lents et réguliers détraquent soudain le silence.
D’où viennent-ils ? Face à elle, le bout de la rue se perd dans l’obscurité. Elle la scrute mais ne distingue rien. Le machiniste serait-il en train de faire descendre un nouveau décor ?
Le metteur en scène aurait tout de même pu avoir la politesse de lui faire lire le scénario avant le tournage. Vieux rêve impossible de pouvoir connaître son destin. Tarots et boule de cristal. Mais non, elle doit découvrir l’histoire au fur et à mesure, comme si elle avait un déroulement logique alors qu’elle est imprévisible.
Les claquements se rapprochent et, à force de fixer l’extrémité de la rue, elle commence à deviner des formes qui tanguent et émergent de l’ombre. Elle perçoit alors des grincements de roues qui accompagnent le tempo cadencé des martèlements sur les pavés.
Quatre chevaux blancs remontent au pas vers elle en tirant un carrosse rutilant.
Anachronisme incongru qui lui déclenche un vague sourire.
Enveloppé dans une longue cape, le cocher a le visage dissimulé sous une capuche.
Au rythme lent d’un corbillard, le carrosse passe devant la vitrine éclairée. La figurante remarque qu’il est vide. Ce bel équipage se déplace-t-il pour aller chercher quelqu’un ?
Il parvient à la hauteur de l’imperméable qui se rapproche du bord du trottoir tandis que les deux chiens aboient rageusement sans émouvoir les chevaux, que la devanture du bar s’éteint et que le lampadaire cesse de clignoter. Tel un projecteur, il inonde la scène de lumière.
Elle comprend que le dénouement est imminent.
Un fusil émerge de l’imperméable et le cocher s’écroule sur son siège.
Elle n’a entendu aucun coup de feu ni vu de flamme sortir du canon de l’arme.
C’est alors qu’elle se souvient. Elle avait rendez-vous avec le cocher qui devait l’emmener.
Le carrosse poursuit seul son chemin et passe devant la place vide où se tenait la femme qui a disparu. Le lampadaire s’éteint.
“Coupez !” dit une voix venue de nulle part.