Le chef d’orchestre sort lentement de sa poche un papier jauni et froissé et lit tout bas, pour lui seul : « les violons à droite, les violoncelles à gauche ».
Il le répète à voix haute pour les musiciens qui se mettent en place, un peu interloqués tout de même.
Le chef remet discrètement son pense-bête dans sa poche et lève sa baguette : « Trois, quatre … »
« Tsa-ka-poum-tsoin-tsoin !… » : l’orchestre entame fièrement le concerto.
« NON ! » crie le chef, comme si on ne savait quelle aberration le faisait tomber de la lune.
« Les violons ne sont pas en place ! »
Tiens donc, les violons ne sont pas en place, eux qui se gaussent d’être les piliers, les irremplaçables. Mais que se passe-t-il avec les violons ?
Le chef ressort son bout de papier et cette, fois-ci, il chausse ses lunettes posées sur son pupitre pour le relire : « Les violons à gauche, les violoncelles à droite »…. Suis-je bête, pense-t-il, j’avais oublié de mettre mes lunettes. C’est terrible d’avoir si peu de mémoire.
Il lève la tête :« Désolé mesdames et messieurs, les violons et les violoncelles, intervertissez vos places ! »
Les musiciens s’exécutent dans un brouhaha de chaises et de grommellements réprobateurs.
Ils le savaient bien qu’ils n’étaient à leur place, mais avec ce chef qui a souvent des idées bizarres …
« Trois, quatre … » et c’est reparti.
La mélodie de l’ouverture coule dans une belle harmonie. Les instruments à vent soutiennent discrètement les violons et violoncelles jusqu’au crescendo qui précède, soudainement, le pianissimo des cordes et des cuivres afin que le piano, jusque là silencieux, attaque en solo le thème principal.
Le chef, très satisfait, est aux anges.
Il se tourne vers le somptueux Steinway à queue placé sur sa gauche, au premier plan, afin d’ indiquer au pianiste le moment précis où il doit commencer à jouer.
Stupeur, le tabouret du pianiste est vide !
L’orchestre s’arrête de lui-même et laisse place à un silence d’outre-tombe.
Le chef est comme frappé d’apoplexie.
Il casse rageusement sa baguette en deux, secoue la tête en tous sens, faisant tomber ses lunettes, et hurle en s’étranglant à moitié : « MAIS OU EST LE PIANISTE ? C’EST IN-TO-LE-RABLE ! »
Murmures d’incompréhension au sein de l’orchestre, les musiciens se regardant l’un l’autre comme pour s’assurer qu’ils n’ont pas la berlue.
Le plus courageux d’entre-eux, le premier violon, se lève et dit d’une voix mal assurée : « Mais…mais… chef, c’est le concerto pour flûte et orchestre et non celui pour piano et orchestre. Ce soir le pianiste est en congé… »
« Pou… pou … pour flûte ?… » bredouille le chef calmé d’un seul coup, tandis que les musiciens ricanent sous cape.
Il récupère ses lunettes par terre, sort un nouveau pense-bête et lit discrètement : « Ne pas oublier que le samedi c’est le concerto pour flûte et le dimanche celui pour piano ».
C’est quelque chose, se dit-il, il faudrait tout de même que je pense à consulter mes notes (!) et, en plus, je ne me souvenais plus qu’on est samedi.
Il fusille du regard ses musiciens pour qu’ils se taisent et leur dit, en retrouvant son assurance : « Bon, puisque le pianiste est en congé, reprenons avec le concerto pour flûte. » S’adressant plus bas au premier violon proche de lui, il le blâme de ne pas lui avoir rappelé avant l’absence du pianiste.
La mauvaise foi permet de compenser certains oublis …
« Sortez vos partitions du concerto pour flûte » dit le chef qui a oublié que c’est bien cette partition là qui est jouée depuis le début. Nouveaux ricanements des musiciens.
Le premier violon le lui fait remarquer.
« Bon, bon, d’accord, on reprend à la mesure 97, au moment où le pia… euh … la flûte doit attaquer son thème » ordonne le chef à l’orchestre.
« Trois, qua … » : le chef s’interrompt en réalisant qu’il n’ a plus sa baguette. Où l’ai-je encore fourrée, se demande-t-il ? Regardant à ses pieds, il trouve une moitié de baguette encore utilisable et la ramasse en se demandant pourquoi elle est cassée. Encore de la camelote, pense-t-il.
« Trois, quatre … »
Porté par le doux accompagnement des violons, la flûte entame sa mélodie dans une pureté sonore qui fait frissonner. Un véritable enchantement …
Le Chef se sent transporté ailleurs par le génie de Mozart, l’unique, l’incomparable.
Mais, tandis que la flûte s’exprime dans toute sa vivacité, un bruit sourd couvre soudain son chant.
Le chef, stupéfait, s’immobilise telle une statue, bras levés.
Immédiatement l’orchestre cesse de jouer.
« C’est un SCANDALE, un outrage inadmissible à Mozart » crie le chef proche de la crise cardiaque.
« Qui a provoqué ce bruit sourd au beau milieu du thème de la flûte ? » demande-t-il en postillonnant tant il est en colère.
Aucune réponse.
Mais tous les regards des musiciens se tournent vers le contrebassiste.
N’intervenant qu’à intervalles très espacés, il s’est endormi la joue appuyée sur son instrument et, immanquablement, il a perdu l’équilibre pour se retrouver par terre avec sa contrebasse.
« Monsieur le contrebassiste, vous avez sans doute oublié où vous êtes ! Je vous congédie sur le champ. PARTEZ immédiatement et que je ne vous revois jamais plus !!! » hurle chef.
Tous les musiciens observent silencieusement la scène.
Sans protester, le contrebassiste range lentement son instrument dans son volumineux étui et sort par les coulisses sans se presser.
« De toute ma carrière je n’ai jamais vu ça. Une insulte à la musique. Comme si, moi, j’oubliais ce que je fais et tombais de mon estrade » dit le chef d’une voix outrée.
L’incident passé, le chef se prépare à reprendre l’exécution du concerto.
« Heureusement que ce n’est qu’une répétition » se dit-il.
C’est alors qu’il entend derrière lui des murmures et des toussotements.
Il se retourne : la salle de concert est comble.
Il devient cramoisi et en tombe de son estrade en se disant : « Mince alors, j’avais oublié ! »