...
Et l’homme regarda autour de lui. Il vit d’abord des formes confuses. Puis elles se précisèrent. Là, il crut reconnaître un vieux monsieur au regard livide près d’une forte femme qui portait un tablier lustré de crasse. Il les reconnut, l’un et l’autre. Il les avait rencontrés lorsqu’il était démarcheur en assurance. Oh ! Il y avait si longtemps. Pourquoi le regardaient-ils ? Il se souvint alors qu’il leur avait placé un contrat dans leur bicoque sale. Ils avaient signé sur leur table encombrée de restes nauséabonds, recouverte d’une toile cirée collante. Il se souvint qu’il craignît que son costume ne garda à vie l’odeur de pisse qui émanait d’eux, de leur chien, de leur logis, de tout leur être repoussant. Il le reconnaissait le vieux qui avait une voix douce et un regard aimable, qui était certainement bon, comme un grand-père qu’il aurait aimé connaître. Mais, parce qu’il puait trop pour sa narine sensible, il n’avait pas pris soin de le rappeler quand ce grand-père aurait souhaité qu’il passât pour le contrat, maintenant que madame était partie après avoir bien souffert…Il avait laissé ça à son collègue.
Il reconnut d’autres personnes aussi, comme cette dame qu’il avait laissée debout dans ce métro bondé, ses mains noueuses comme des sarments agrippés à la barre de soutien. Il se dit sur l’instant que d’autres auraient pu offrir leur siège…mais c’est lui qu’elle regardait fixement.
Plus loin, au deuxième rang, il rencontra le regard triste de ses sœurs aimées ; puis le regard de son père qui avait placé tant d’espoirs en lui ; Oh ! Quelle déception dans ses yeux ! Il n’était pas seul, le père à être déçu : il y avait sa mère, si douce, si bonne, si généreuse… et ses oncles, compagnons des journées de chasse, et ses tantes qui lui préparaient ses gâteaux préférés dans d’autres temps, dans d’autres lieux ; et ses cousins, ses cousines, la seule grand-mère qu’il ait connue, et...
Oh ! ils étaient tous là, les membres de sa famille qu’il décevait, à occuper presque toute la salle. Et puis il y avait les anonymes, ceux dont le visage ne rappelait rien mais qui le regardaient durement aussi.
Il se dit que forcément, ils avaient quelques griefs à lui reprocher.
« Je comprends madame, mais en fait… » dit-il.
« Avancez ! » Il avança.
« Regardez ! » Il regarda.
La femme, altière, tendait un bocal de verre dans lequel baignait une chose difforme : un lapin !
Il se souvint alors qu’il l’avait écorché chez sa marraine quand il était enfant. Et le lapin sanguinolent était là, qui le regardait – lui - depuis son corps recroquevillé et d’où il crut distinguer les prémices d’un œil…
« Même çà ! Tu auras donc tout fait ! » dit une voix derrière lui.
Il se retourna et reconnu une femme qu’il avait connue dans sa jeunesse et qu’il avait abandonnée. A l’époque sa voix était douce, ô si douce et tremblotante, lorsqu’elle lui disait des « je t’aime » !
Maintenant comme cette voix était dure lorsqu’elle dit :
« Je te hais ! Quelle merde ! »
Puis, plus loin encore, l’homme vit son fils et sa fille dont les regards semblaient mouillés de peine.
« Qu’avez-vous à dire ? » demanda la femme (la juge ?).
« Je ne sais pas…Si...Peut-être...A tous, je dis mes regrets de m’être mal comporté, d’être la cause de leurs déceptions, de leurs chagrins, de leurs tourments. Ah ! si je pouvais m’amender ! »
« Vous aurez à le prouver. C’est une partie de vos droits de vous exprimer et de vos devoirs de vous racheter » dit-elle.
« Euh !…bien…A mes enfants, je voudrais dire la chose suivante, un petit texte que j’aie écrit un soir de beuverie et que je souhaite leur réciter maintenant » :
L’amour qui m’étreint, doux bonheur vraiment,
Oblige de dire sincèrement :
« Ô fille ! ô fils ! quel lâche parent
Ce père qui vous délaisse ainsi !
Vous, si beaux, sages, aimants, doux et gentils ;
Je ne mérite pas de tels enfants. »
« Non, chers enfants rois, je ne vous mérite pas !
Qui vivrez maintenant sans la cloche ici-bas ;
Qui seuls, espérerez patiemment et tout bas
La salvatrice apparition d’un vrai papa. »
…
Noël
21 novembre 2008