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Oui, qui riait ! Il entendait le rire de l’eau !
A moins que ce fût le crissement que produisit une barque nimbée de brumes orangées qui surgit face à lui. L’un des « enburés », qui n’avait pas l’air d’un mendiant car l’homme aurait aussi aperçu des constellations comme le grand Hugo le fit avec le sien, cet « enburé », qu’il décida de qualifier de moine-juge, (mais en vérité où a été la différence durant si longtemps ?), celui-là donc, sans quitter sa place parmi ses congénères, se mit à grossir jusqu’à atteindre une taille gigantesque.
Le moine-juge se pencha alors au-dessus de la barque qui s’était transformée en une espèce de corne d’abondance au très large pavillon terminant un corps en forme de « S » qui était un serpent mais dont la tête était une superbe harpe que soutenaient trois naïades. « Ah ! grand Descartes, tu en aurais perdu ton latin », se dit l’homme qui n’en était plus à un étonnement près puisqu’il voyait, de sa paupière vide, le moine-juge géant chuchoter dans la corne pavillonnaire du serpent-harpe qui émit quelques notes éparses de manière entendue.
A partir de là, tout alla très vite, puisque le moine-juge s’envola et zigzagua dans le ciel noir en émettant le chuintement caractéristique de la baudruche géante crevée. Le serpent-harpe à queue de trombone redevint une barque dont le batelier avait l’air morne et l’œil sombre de Charon, le passeur du Styx.
L’homme reconnut donc le fleuve des Enfers qui avait viré du noir littéral au rouge lunaire. Il reconnut aussi, bien que ne l’ayant jamais vu, le passager que trimbalaient Charon et le Grand Commandeur de pierre. Celui qui, « courbé sur sa rapière, regardait le sillage et ne daignait rien voir » n’était autre que « le calme héros » de Baudelaire : Don Juan !
L’homme avait appris que Don Juan avait embarqué pour les enfers après qu’il se fût joué de Tirso De Molina et de Molière. Il pensait pourtant que depuis tout ce temps, sa traversée infernale était terminée. Finalement les mugissements n’étaient peut-être pas destinés à l’homme ; peut-être étaient-ils offerts à l’illustre passager ?
Rasséréné, l’homme en oubliait presque la situation et le lieu incongrus dans lesquels il se trouvait si ce n’était le bocal qui couinait. Aux doctes savants, il aurait semblé que le cerveau de l’homme avait été atteint et qu’il déraisonnait, peut-être baigné par quelques produits stupéfiants. L’homme eut pu répondre en ce cas, que ce n’était pas commun que d’être réveillé au petit matin par les agents de la BAC ; qu’il était assez rare en vérité de voir son œil, tété par un lapin écorché, qui sourit et vous regarde depuis un bocal après qu’une femme-juge l’eût excavé de votre orbite et que cette femme-juge se fût transformée en viande avariée à trois têtes dont l’une avait remonté le canal auditif pour jouer avec vos synapses ; qu’il n’était pas courant, enfin, que d’aller presque serrer la main de Don Juan, personnage de théâtre s’il en fut, sur le fleuve des Enfers, en attendant son tour pour régler son passage à Charon et pour embarquer aussi…
Le plus triste pour l’homme, c’est qu’il n’allait pas embarquer. Simplement parce qu’il n’était pas « le calme héros » du poème et qu’il n’avait jamais donné d’obole pour l’amour de l’humanité. Il n’embarquerait pas parce qu’il était un fieffé coquin. Là, sur la berge, il n’y aurait pas de douce « Elvire » mais des tendres chers que l’homme avait déçus. Il n’y aurait pas de « Sganarelle » réclamant « ses gages ». Seulement sa logeuse, qui par l’intermédiaire des huissiers lui présenterait ses arriérés de loyer. Peut-être étaient-ils tous là, sous les frocs silencieux, les hommes de loi, qui dans un futur imminent, imposeraient à l’homme des comptes matériels et financiers.
Mais il y avait plus grave et l’homme le pressentait, c’est que tous ces reconnus ou anonymes qui l’avaient accueilli dans la grande salle à la forte clarté, tous exigeraient des comptes, et d’une plus grande cherté ceux-là.
Tout à ses réflexions l’homme ne sentit pas les frôlements jusqu’au moment où il fut saisi à pleins bras. Il était au-dessus de l’eau rouge et les frocs criaient, et les frocs riaient et les bures lâchaient et il entendait encore les ricanements de Don Juan et de cette femme qui le traitait de lâche ; et ses enfants qui gémissaient : « papa » avec des tremblements dans la voix ; il entendait encore tout cela quand il coulait à pic et que le fleuve rouge pénétrait ses bronches. Et il vit ses souvenirs défiler dans sa tête et fuir de lui, comme de jolis feux follets qui tentaient désespérément de se réfugier sur les berges pour alimenter quelques remords parmi ses juges. Le bocal toujours serré contre lui, il se décida un moment à le lâcher. Mais ils roulèrent tous les deux dans la vase putride : l’homme agonisant et le bocal souriant. Alors l’homme tendit le bras vers le bocal car il était la dernière chose qui contenait encore de lui, aussi bien mammifère qu’œil.
Or l’homme pleura enfin car, au fond du bocal, son œil le regardait toujours. L’homme se souvint alors qu’il n’était pas le premier homme à être regardé par un œil, que c’était déjà arrivé et que probablement il ne serait pas le dernier. Qu’il suffisait de téléphoner à « La conscience » de Hugo ou à la Bible…
Mais cela n’expliquait pas tout.
Déjà des millions de vers remontaient de la fange vaseuse et inondaient sa paupière creuse. Un dernier regard alentour le rassura : des milliers d’ossements jonchaient le fond du fleuve, roulés par les flots nauséabonds. Il se dit que tout sera fini ; qu’il ne restera plus rien de lui puisqu’il sera mêlé à eux ; il souhaita encore que ses souvenirs n’eussent pas trouvé de locataire. Il cligna de sa paupière ravagée vers cet œil qui lui avait donné tant de belles choses à voir et l’homme se dit que finalement la BAC, la Brigade des Ames et des Consciences avait fait du bon travail…
Puis l’homme bondit, suant, puant, affolé, en retard toujours...
L’enfer respire.
Il a eu chaud.
Le réveil continue de sonner.
Il est 7h10.
Le cauchemar fuit.
Je me réveille.
Je vais me raser.
Noël
21 novembre 2008