Divin orage.
Il est 17 heures ce samedi 10 octobre 1998.
Il y a deux jours que je suis arrivé au Tchad et depuis ma chambre, derrière la baie vitrée qui me protège, j’observe la nature qui se désordonne.
La température doit frôler 35°c. Le vent d’orage se lève. Il paraît déjà de belle force.
L’air est sec et chaud et chargé de poussières brun ocre qui tourbillonnent près du sol et s’élèvent prestement au vent chaud. Le soleil ne darde plus parfaitement ses rayons aveuglants et les ombres s’estompant se diluent en une grisaille confuse, un demi-jour ni bleuâtre ni brunâtre.
Proches de mon chez-moi, les immenses feuilles vert lumineux des bananiers plantés en bosquet sont agitées dans toutes les directions ; les bourgeons violets, cœur charnu naturellement orienté vers le ciel, se courbent alors et semblent implorer – servile obsécration – une grâce au vent âpre qui les malmène.
Plus loin, pour parvenir sur leur zone de nourrissage, un groupe d’oiseaux, juchés haut sur des pattes salies, cheminent laborieusement face au vent violent. Imposants et disgracieux avec leur dos gris-ardoise, leur poitrail blanchâtre, leur tête déplumée rentrée dans les épaules d’où poignent un bec excessif et une goitre rose pendant, ils luttent vaillamment pour maintenir leurs frêles pattes flageolantes. Mais bousculés, soulevés, ils piétinent pour progresser et aussitôt retournés, ils sont pris par le vent scélérat qui force à faire déployer leurs ailes. Poche gulaire nue ballottée, collerette ébouriffée, plumes rebroussées, propulsés vers l’avant, manquant de trébucher, retrouvant leur balancement instable, les marabouts d’Afrique, tout penauds un instant, piaillent alors de conserve leur indignation avec force piaulements en tentant de se précipiter vers un abri.
A l’horizon, ni éclairement stellaire ni ombrage des bosquets ne subsistent : seule une sombreur confuse approche en oscillant entre la clarté et l’obscurité, sans pouvoir se décider pour l’une ou l’autre.
Dans tout ce ciel qui devient bistre, je pressens encore d’énormes cumulus aux dômes invisibles, aux bases étirées et grisâtres, qui s’agrègent pour tempêter de leur imposante noirceur comme un glaive divin fulmine.
Il est vraisemblable qu’un imminent orage va éclater !
Mon premier orage sur le territoire du Tchad !
Je serai aux premières loges pour le contempler !
Alors, j’imagine – en ce lieux même, bien davantage qu’en France – que les gouttes de pluie s’écraseront avec brutalité, retentiront du son grave de leur chute, rebondiront sur le sol éclaboussé de terre ocre qui les boira jusqu’à satiété pour finalement les dégorger après qu’elles se seront transformées en lavure boueuse.
Il est 17 heures 03 minutes.
Ça y est ! L’ orage fulgurant éclate !
Tout d’un coup, le ciel ténébreux fut zébré, entaillé, tailladé, déchiré, dilacéré par d’effroyables éclairs qui précédèrent de dantesques roulements de tonnerre assourdissants. La prodigieuse averse – telle que je l’avais imaginée – creva alors et à l’instant tombe drue avec une violence considérable ; des milliards de gouttes d’eau claquent sur le sol à mes pieds, au-delà de la baie vitrée ; ou sur le toit, et elles tintent comme le feraient mille couvreurs arasant leur toiture avec leurs marteaux à ardoise. Les bananiers et leurs feuilles et leur cœur maintenant tortueux, pleurent cette radée sauvage qui n’a de cesse de verser dure, crue et perçante sur les choses et les gens, sur les bêtes et les plaines, sur les vals et les monts ; sur ce qui vit, sur ce qui est déjà mort, sur ce qui vivra.
Et la vie attendait, patiemment recluse, que les bananiers épanchent leurs fardeaux de pluie. Car de cette fange qui ruisselle des crevasses jusqu’alors écrasées de torpeur par un soleil de plomb, de cette bourbe qui se forme et se dépose dans chaque interstice pour finalement se répandre sur la pénéplaine m’entourant, de tout cela, la vie va jaillir du tréfonds de l’abîme, du barathre des enfers, du néant.
Des larves écloront puis se métamorphoseront en insectes pour ramper, voler, piquer, se nourrir, se reproduire – en un mot – pour vivre, en même temps que les espèces animales croîtront et que végèteront toutes variétés de plantes à fleurs, à feuilles, à graines… ; avant que le Grands Roulis du Règne animal et végétal ne les rappelle à lui et alors ils mourront. Tous ces organismes qui auront éclos, crû, se seront développés à la faveur d’une averse torrentielle, mourront finalement après qu’ils auront servi de becquée aux oiseaux, de pâture aux petits mammifères ou aux poissons, après que les plants auront été réduits, adustes et cuits, en fragments séchés sur pied par un impitoyable soleil ou parce que les hommes auront subi l’impérieuse nécessité de les transformer, tout genres confondus, en subsistance indispensable avant de disparaître à leur tour.
Oui, cette trombe de pluie, de sable, de vent, tous mêlés, énorme, furieuse, hurlante, rageuse, effroyable, épouvantable qui verse et écrase et noie et tue - cette trombe est providentielle car elle est l’essence de la Vie avec la Terre et le Feu.
Ce titanesque orage, il a pour moi une empreinte originelle : celle du Commencement, de la pensée divine, juste après le néant… !
…ici même, en Afrique, berceau de l’humanité, davantage qu’ailleurs !
Noël F.