Je ne peux pas blairer Jean-Charles Riboul. Autour de la machine à café, tout le monde l’appelle Bouboul bien que ce con - car c’est un con - soit maigre comme un clou, ce qui ne m’aide pas à l’aimer. Moi, quand je suis vraiment obligé, je l’appelle Jicé, comme Wécé mais avec un Ji.
Hé ! Jicé, t’es vraiment trop con !!!
Or Riboul déteste : petitun qu’on le surnomme Bouboul ; petitdeux que je l’appelle Jicé ; petitrois qu’on le traite de con ; petiquatre qu’on le tutoie. C’est que ce con est cadre et responsable des achats - dans sa bouche, avec circonvolutions et chantournements, "RESPONSABLE des achats".
Jicé a un grand bureau - parce que les achats, c’est au moins aussi important que les ventes - avec une grande secrétaire et un chiotte privé avec petit lavabo d’eau froide, savon à la lavande et serviettes toujours propres, blanches, immaculées. La porte en est dissimulée dans un faux placard pas très loin de sa table de travail et il faudrait enjamber celle-ci pour l’atteindre, plus des dossiers en pile sur le sol, plus le vaste fauteuil en velour marron dans lequel Bouboul met son petit cul osseux. Une fois la porte refermée, personne ne peut imaginer qu’il y a un chiotte ici et que Jicé s’enferme dedans pendant des heures et fait répondre par sa secrétaire qu’il est parti faire des achats ailleurs, personne ne peut imaginer qu’il est dedans à lire Voici ou Gala, les Echos ou Valeurs actuelles, Denis Diderot ou Catherine Millet ou y faire n’importe quoi d’autre. Ce dont je suis certain, c’est que s’il n’y emmène pas sa grande secrétaire - qui est à la fois trop mariée et trop moche - Jicé se tape des stagiaires dans ses wécés, c’est même comme cela que j’ai su qu’il y en avait.
Que je me permette de vous navrer de cette découverte et des circonstances d’icelle...
C’était pendant l’été de la canicule où par dizaines des petits vieux mouraient dans la tristesse sordide de leur solitude crasse. Vers treize heures quarante cinq, un téléphone sonna. On répondit que c’était une erreur que la standardiste remplaçante pour deux mois avait commise. Oui mais, comme c’était la police, on écouta quand même la bien triste nouvelle du décès prématuré de Monsieur Riboul père, retrouvé tout sec et tout cassant dans un petit deux pièces coincé sous de grands toits. L’agent à la voix lasse demanda que Riboul rappelle au plus vite car on avait un tel nombre de corps qu’on ne savait qu’en faire et que si celui-ci pouvait être enterré, au plus vite surtout, ce serait vraiment bien. On nota au plus juste les coordonnées et en courant, presque, malgré la température suffoquante et les auréoles qui se formaient sous les bras, on se mit à la recherche de Riboul, Bouboul, Jicé, qu’on avait vu garer, le matin même, sa Mégane grise climatisée sur sa place réservée. Le véhicule encore présent, le bonhomme ne devait pas être absent puisque l’un n’allait pas sans l’autre et réciproquement.
Bien entendu on se rendit en premier lieu au bureau de Jicé mais sa secrétaire nous jura qu’il était, peu avant, parti faire des achats un petit peu plus loin, armée d’un applomb crâne. Ceci nous énerva parce que sans sa Mégane, le Bouboul n’allait jamais nulle part, sauf, peut-être au réfectoire du quatrième sur la terrasse duquel on pouvait, tout en buvant un café, un thé ou, même, un jus d’oranges, on pouvait encore fumer. Or on était sûr de ne pas y touver Riboul car, à la connaissance de tous, il n’y mettait les pieds et le reste qu’entre midi quatorze et midi quarante quatre, temps régulièrement imparti au déjeuner du fauve, ne fumait pas, ne buvait pas autre chose que de l’eau et détestait profondément l’idée même de faire autre chose que de travailler, comme de flâner en discutant, de discuter en flanant ou tout autre divertissement connexe "qui ne peut que grêver à jamais la productivité nécessaire et absolue de l’entreprise".
Vas-tu parler, maraude, dis-je en empoignant de la main gauche le col ampoulé, amidonné, impécable jusqu’alors, de la grande secrétaire, levant la main droite bien haut en l’air comme pour la frapper si elle ne répondait pas sur le champs, même si tout un chacun savait bien que je ne la frapperait pas parce que je ne suis pas comme ça.
Fille de résistant et bretonne de naissance, la grande secrétaire refusa de parler bien que son regard montra avec la plus vive insistance un placard sur le mur du fond derrière le bureau. Ce que nous aperçûmes, derrière l’innocent panneau de bois sombre et riche fut ce que l’on appela bien vite, en ricannant aux pauses, l’antre des débauches, le sex-chiotte ou encore, le petit-coin de l’horreur.
La porte en s’ouvrant découvrit un Jicé au pantalon tombé sur ses chevilles maigres, grimaçant à l’ouvrage, plongé dans Géraldine, une jeunette - majeure néanmoins - prêtée par ses parents au service de la paie pour un mois de découverte du monde du travail, bien qu’il ne fut point dit, à la signature, que l’art mineur de la promotion horizontale lui serait aussi enseigné.
Deux solutions s’offraient alors et la bonne fut de rire, immédiatement, grassement, énergiquement, de concert en voyant ce grand corps décharné et minable s’adonner au plaisir en ce lieu de labeur, alors que la mauvaise eut-été de meurtrir l’impétrant à grands coups d’agrafeuse ou de dossiers suspendus. Nous rîmes tant et tant que nous oubliâmes pour le compte la mort du père Riboul qui ne fût entérré que trop tard, bien trop tard.
Par des langues déliées peu après je compris que la chose était bien plus commune que tous le pensaient et qu’à la clé bien des carrières minables s’étoffaient avant de s’étioler au plus vite.
Je déteste Jicé qui me fuit comme la peste. C’est un con. Un gros con. Moi, je ne suis pas cadre, je n’ai pas de wécés dissimulés, pas de grande secrétaire, pas de Mégane climatisée, pas de père mort désséché, mais les stagiaires, moi aussi je les connais, intimement. Mais au moins, je leur paie le restau. Avant. Ou après. Faut voir !