Septembre 43, Hans a vingt deux ans. Hans Juergen appartient à la Wehrmacht et les hasards de la guerre l’ont amené quelques mois plus tôt sur ce morceau de terre bretonne. Il a été affecté à la batterie côtière de Pen Ar Pont, à l’extrémité de cette Europe que l’armée du III ème Reich a envahie.
Originaire de la Ruhr, Hans n’avait auparavant jamais vu la mer.
Chaque jour qui passe amène de nouvelles découvertes quand il arpente cette plage immense que lui et ses camarades sont chargés de défendre contre un éventuel débarquement allié.
Ici, pour l’occupant, la guerre a parfois un parfum de vacances.
La batterie, composée de bunkers bétonnés, a été construite par la main d’œuvre locale réquisitionnée pour l’occasion. Cependant, depuis la fin des travaux, les contacts avec les gens du cru se font très rares ; la zone est interdite aux civils non munis du fameux Ausweis délivré au compte goutte par l’autorité d’occupation. Seuls en bénéficient quelques goémoniers qui tirent leurs maigres ressources de la récolte des algues.
Face à cet « échantillon » du Mur de l’Atlantique, deux îlots battus par les vents protègent naturellement la baie dite des Trois Moutons contre les grosses tempêtes de noroît ; le plus proche est l’île du Bec, accessible à marée moyenne. Quelques encablures plus loin, on trouve Rosservo qui ne se laisse approcher à pied sec que par fortes marées.
C’est sur cette dernière, qu’il voit de loin depuis des mois, que Hans a décidé de se rendre le lendemain par simple curiosité et non pas pour la pêche dont il n’a aucune idée. Pourtant à Rosservo abondent ormeaux et étrilles si convoités par les pêcheurs à pied en temps de paix.
Debout sur la dune, hors de la zone interdite, Jo Magueur lui aussi regarde Rosservo avec la ferme intention de s’y rendre dès le lendemain au nez et à la barbe des Frisés comme il les appelle. Il partira avant le lever du jour, à la godille dans son petit bateau, sa « plate » comme on dit ici, et abordera l’île par l’Est, du côté que les Allemands ne peuvent voir de la côte. Cela fait trois ans que personne n’a osé pêcher d’ormeaux dans ce coin et pour sûr que la pêche sera bonne. Les ormeaux, il les revendra un bon prix dans les quelques restaurants de Brest où la clientèle est composée en grande majorité d’officiers allemands. Les temps sont durs et il faut bien vivre malgré l’Occupation qui limite les sorties en mer.
Hans dans son blockhaus, et Joseph qui s’en retourne d’un pas tranquille vers le village, ont choisi la même destination sans se douter de ce que leur réserve le destin.
Ce Mardi 21 Septembre, la mer a commencé à se retirer dès six heures du matin pour la plus forte marée de l’année, ce qui en clair veut dire qu’à marée basse, vers midi, l’eau sera bien loin des terres.
Bien avant le lever du jour Joseph Magueur a quitté la plage sur sa petite embarcation pour gagner Rosservo à la godille, ce qui lui a demandé une demi-heure d’efforts ; après avoir tiré la plate sur les galets d’une crique minuscule il attend patiemment que se découvrent les roches sous lesquelles doivent se trouver collés ses fameux ormeaux.
Hans, avec l’accord de son chef, se prépare de son côté pour aller explorer ce « caillou breton » qui le nargue et l’intrigue depuis des mois ; la mer sera suffisamment basse vers neuf heures pour entreprendre cette promenade de santé où malgré tout il partira armé comme un soldat en temps de guerre. Il a bien tenté d’expliquer au sergent Schmitt, son chef de groupe, que l’île étant inhabitée il ne risque rien mais ce dernier n’a rien voulu savoir.
C’est donc en tenue règlementaire, avec casque et Mauser, chaussé de ses lourdes bottes qu’il entreprend ce que son chef a officiellement appelé une reconnaissance de terrain.
Vers 12 heures, à la fin de la descendante, Jo sait que son flair ne l’a pas trompé ; les coquillages de luxe sont présents en grand nombre et le panier d’osier est presque plein, augurant une belle pêche, quand tout à coup il entend un bruit sourd suivi d’un hurlement… puis le silence.
Il n’est pas seul sur Rosservo !
Le cri semble provenir du nord de l’îlot… Abandonnant son panier, il se dirige vers cet endroit situé à une centaine de mètres et aperçoit soudain un soldat allemand couché sur les algues glissantes qui tente, en vain, de se dégager d’un amoncellement de roches sous lesquelles reste coincée l’une de ses jambes.
Merde se dit Joseph, manquait plus que ça !
Observant sans être vu il se rend vite compte qu’avec la marée montante, c’est un Allemand noyé que l’on retrouvera demain si personne n’intervient. Intervenir pourquoi se dit-il ? On ne leur a pas demandé de venir chez nous et de s’y implanter comme en pays conquis. Admettons que je n’ai rien vu et ça en fera toujours un de moins…
Malgré tous ses efforts le jeune soldat ne parvient pas à se dégager. Sans doute une guibolle cassée pense le pêcheur ; faut être con aussi pour venir se balader ici dans cette tenue. Pas très fier de lui, mais après tout la guerre c’est la guerre, Jo va faire demi tour quand il entend « Herr, bitte herr ! ». A trente mètres le blessé s’est enfin aperçu de sa présence et appelle au secours. Jo le regarde plus attentivement. Il doit avoir l’âge de son fils Yvon, prisonnier en Allemagne, et dans son regard il peut lire la souffrance et la détresse. Je ne peux pas le laisser crever sans rien faire maugrée–t-il en s’avançant, d’autant que la mer commence à remonter assez rapidement et qu’une mort dans ces conditions doit être horrible. Il s’approche de l’homme couché et ramasse
au passage le Mauser qui traine sur le goémon.
Le jeune soldat a une jambe prise sous un rocher et l’autre, par rapport à l’angle qu’elle fait, semble brisée.
L’Allemand gémit doucement… Il doit en baver pense Jo ! Bon, faut faire vite se décide-t-il ; dans une heure l’eau sera là et il sera trop tard. S’aidant du fusil comme d’un levier il tente de faire basculer le bloc de granit qui retient le gamin prisonnier… Après plusieurs tentatives il doit se rendre à l’évidence. Il faut un levier plus long pour y arriver. C’est alors qu’il se souvient que dans le temps les goémoniers avaient un abri par ici.
Il marche à grands pas vers le lieu-dit où par chance se trouvent encore de grosses branches de cyprès qui ont servi à tenir le toit de la cahutte voilà quelques années… avant cette foutue guerre.
Cette fois le bloc de pierre bascule libérant la jambe prisonnière et le jeune soldat auquel elle appartient ; ce dernier a tourné de l’œil et c’est tant bien que mal que Jo l’amène sur son dos jusqu’à la plate dans laquelle il couche Hans inconscient. Il n’est pas médecin mais sait reconnaître une fracture ouverte et c’en est une. Il n’a plus le choix ; il faut rejoindre la batterie côtière le plus rapidement possible car il en va de la vie du rescapé.
Après avoir jeté le panier d’ormeaux ainsi que le Mauser dans le bateau et toujours maugréant, il saisit la longue rame qui lui sert de godille et, debout dans la plate, souque ferme en contournant l’île par le sud, aidé par le courant de marée montante.
La sentinelle allemande qui fait les cent pas devant les bunkers n’en croit pas ses yeux. Un bateau non identifié vient vers lui en pleine zone interdite et, le comble, c’est qu’à la jumelle il aperçoit une arme appuyée au plat bord.
Il épaule son fusil puis tire une première fois devant l’étrave en guise d’avertissement.
L’homme qui monte le bateau arrête de godiller à moins de cinquante mètres. Lâchant la rame, il fait face à la côte puis se saisit du Mauser qu’il agite à bout de bras en hurlant des mots incompréhensibles pour la sentinelle.
La deuxième balle l’atteint en pleine poitrine et il s’écroule sur le panier d’ormeaux tandis que sur sa lancée le canot vient s’échouer sur le sable…
Pendant très longtemps, aux marées de Septembre un vieil homme est venu chaque année déposer des fleurs sur les galets face à l’îlot de Rosservo.
La dame âgée qui l’accompagnait, son épouse sans aucun doute, lui disait souvent « Il faut rentrer maintenant Hans, la mer monte vite ! ».
Le vieil homme repartait en claudiquant sans jamais un regard pour les ruines de la batterie côtière dont les vestiges sont aujourd’hui les seuls témoins du passé…
Octobre 2008