Jacques prenait du plaisir à accompagner Carole. Il avait essayé sans succès de la prendre gentiment par les épaules, arguant, devant son refus, qu’elle lui appartenait un peu. Il n’avait même pas réussi à la faire sourire. Il ne s’avoue cependant pas vaincu, et la difficulté met un peu de piment dans l’aventure.
Carole s’arrête devant un magasin qu’elle croit reconnaître.
La rue de l’assomption doit être un peu plus loin sur la gauche.
Un quart d’heure plus tard, il faut se rendre à l’évidence, il n’y a pas plus de rue de l’Assomption que d’arc de triomphe, image singulière mais Jacques n’en est plus à ça près.
Une idée lui traverse alors l’esprit, une idée venue de je ne sais où, une de ces idées insolites qui s’invitent sans crier gare.
Refaisons le chemin à l’envers.
Mais c’est ridicule !
Qu’est-ce qui n’est pas ridicule dans cette histoire !
Parcourue en sens inverse, la rue offre le même spectacle, on croise des gens que l’on avait dépassés, c’est tout. Jacques s’arrête soudain, surpris mais pas plus que cela. Une ruelle s’enfonce sur la droite. Elle est très étroite et croise celle où il se trouve avec un angle tel qu’il justifie qu’on ne l’ait pas vue au passage précédent.
Rue de l’Assomption. Vous voyez ! On l’a trouvée cette rue, elle existe bien.
Evidemment, il n’y a pas de numéro soixante-douze bis. L’accordeur de pianos et le cordonnier sont serrés l’un contre l’autre comme pour se tenir chaud. Image amusante suscitée par le froid qui semble vouloir régner en ces lieux. Jacques frissonne, un coup d’œil vers le ciel, mince filet gris entre les toits. Pourquoi s’étonne-t-il de l’étroitesse de la rue… Une voiture ne pourrait y pénétrer.
Carole est désespérée, elle trépigne, on dirait une gamine qu’on a privée de ciné. Jacques pense qu’elle est beaucoup moins attirante ainsi.
Qu’est-ce que l’on fait maintenant. Je sais que Jérôme est là quelque part…
Que voulez-vous que je vous dise ? C’est vous qui avez voulu venir ici.
Peut-être mais l’histoire, vous en êtes bien l’auteur, non ?
L’histoire ! Je crois bien qu’elle me dépasse totalement, elle m’a échappé.
Vous n’avez pas une idée… Pour un auteur…
Entrons ! Dit soudain Jacques en pénétrant chez le cordonnier.
Tout se passe alors comme dans un rêve éveillé, il avance sans hésiter. Le couloir, l’escalier en colimaçon, la porte de l’appartement qui grince. La cuisine, la pièce principale, la chambre. Personne en ces lieux insalubres, aucune trace de Jérôme. Carole, bien entendu, l’a suivi. Elle découvre abasourdie l’endroit où Jérôme a dormi, ne serait-ce qu’une nuit.
Alors ! L’auteur, il est où mon Jérôme.
Je croyais que vous aviez fait une croix dessus, là où je vous avais laissée.
Les auteurs ne connaissent pas suffisamment leurs personnages. Vous m’avez à peine ébauchée.
De retour dans la rue Jacques contemple la façade du numéro soixante-douze bis. Une fois je te vois, une fois je ne te vois plus, se dit-il à voix basse.
Qu’est-ce que vous dites ?
Rien ! On y retourne ;
Il franchit la porte, traverse le couloir, monte l’escalier. L’appartement est toujours aussi vide.
Vous vous attendiez à quoi ?
Je ne sais pas, il doit y avoir un moyen.
Ils redescendent avec lenteur. Jacques réfléchit, s’arrête, regarde autour de lui, repart.
Carole qui ne supporte plus trop les lieux est sur le point de ressortir dans la rue ; il l’arrête.
On repasse par là
Et ils ressortent par la boutique du cordonnier.
Tout à coup Carole s’exclame
La façade du soixante-douze bis a disparu !
C’est normal !
Comment ça normal ?
Disons que ce n’est pas étonnant dans cette histoire de dingue
Que fait-on maintenant… Vous avez vu ce brouillard ?
Ca lui rappelle vaguement quelque chose à Jacques… Mais quoi ? Et puis ce n’est pas ça l’important.
On y retourne encore une fois mais on passe par la boutique de l’accordeur.
La boutique est fermée. Jacques hésite un court instant. La rue semble déserte, aucun des bruits de la ville ne parvient jusqu’ici, le brouillard est de plus en plus dense. La vitre de la porte ne résiste pas à un bon coup de pied. Jacques sourit il n’est pas trop rouillé, il vient de comprendre à quoi pouvait servir la pratique de la savate.
La boutique semble à l’abandon, aucune porte ne donne sur le fameux couloir. Jacques sonde la cloison. Bruit mat… Bruit creux.
La porte a été murée.
Jacques regarde autour de lui ce qui pourrait bien lui servir pour défoncer la cloison à cet endroit.
Regardez, ce banc, il ne pourrait pas nous servir ?
Jacques soupèse, un banc rustique en bois massif.
A force de coups de bélier répétés, le colmatage en briques de l’ancienne porte finit par céder.
De l’autre côté du couloir la porte du cordonnier. Jacques plaque son oreille. Aucun bruit. Leur vacarme ne semble avoir dérangé personne.
L’escalier est gravi au ralenti, un silence pesant règne dans l’immeuble. La porte franchie, l’appartement semble toujours aussi désert. La cuisine, la pièce principale, au fond, la chambre, le lit, sur le lit, une forme, un corps.
Jacques et Carole se figent à la vue de ce corps. Est-ce Jérôme ?
Jérôme ! Jérôme ! Lance Carole.
Le corps a bougé, il se retourne.
Carole ?
Carole se précipite vers Jérôme, le serre contre elle, elle sanglote.
Oh ! Jérôme j’ai eu si peur de ne jamais te revoir. J’ai eu ton message mais je ne trouvais pas ton immeuble.
Bon, les jeunes ! Je crois qu’il vaudrait mieux sortir d’ici.
Jacques s’en retourne chez lui. En sortant dans la rue, il a salué Carole et Jérôme et il a tourné à droite, il a retrouvé un environnement familier. Carole et Jérôme sont repartis vers la gauche. Jacques se dit qu’il ne doit plus laisser autant de latitude à ses personnages, il doit mieux les définir, lés décrire, il doit apprendre à bien les connaître.
Qui sait, dans une prochaine nouvelle.