Elle se rappelle de ce choix qu’elle a fait, il y a longtemps. Ce choix de résister au vide. De se détourner du néant qui l’appelait et de vivre quand même.
Elle est vieille, maintenant. Elle a vécu des années, des années de pleurs, de guerres, de cris et de torture, des années à se battre alors qu’elle n’en avait pas la force et à ne pas oser renoncer parce qu’elle n’en avait pas le courage. Parce que c’est si dur, d’admettre qu’il n’y a plus aucun espoir. Alors on continue à se battre même si on n’y croit plus, et c’est la plus terrible des batailles.
Et puis il est mort. Il n’a pas été puni, il est mort presque sans y penser, pour un stupide panneau stop non respecté. Il n’a pas souffert. Il n’a jamais souffert. Parfois, il n’y a pas de justice. Et devant sa tombe, elle n’a pas souri, elle n’a pas pleuré plus qu’il ne le fallait ; elle a même cessé de le haïr. Pour ça aussi, il faut de la force. Pour haïr. Elle n’en avait plus, à l’époque.
Sara, tu n’as pas oublié. Tu es toujours vivante, là, tu as le vent qui fouette tes cheveux blancs et qui emporte tes larmes, parce que maintenant, enfin, tu peux pleurer.
Tu peux pleurer parce qu’à l’époque tu ne le pouvais plus, et parce que maintenant il y a eu les années qui adoucissent, enfouissent les contours aiguisés de tes souvenirs sous un voile blanc de poussière. Tu n’as pas oublié que ça faisait mal, que tu avais envie de vomir, mais tu as oublié ta colère, ta haine et ton désespoir.
Tu peux pleurer parce qu’il y a eu cet homme qui est venu après, bien après sa mort, et qui t’a consolée. Il t’a donné de beaux enfants. De beaux enfants qui ont effacé l’image de ce fœtus que tu n’as pas connu, que tu as tué avant qu’il aie eu le temps de savoir qu’il était vivant. Cet homme... Il est mort à présent, et eux ils sont grands.
Tu peux pleurer parce qu’il y a eu ta mère qui n’a jamais eu le courage de s’excuser, mais tu ne lui en veux pas parce que toi, tu n’as jamais eu le courage de lui demander ces excuses.
Tu peux pleurer parce que la vie est ainsi, parfois on prend des coups et on s’en relève, que finalement c’est grave mais qu’on n’y peut rien et qu’il faut simplement laisser le temps faire son œuvre. Tu le sais maintenant, et le rayon de soleil qui caresse ta peau parcheminée semble te dire qu’il est fier de toi.
Tu peux pleurer et te dire que, finalement, tu avais fait le bon choix.