En entrant dans l’enceinte de l’établissement j’ai aperçu Alban dans l’allée qui menait au vieux château. Il était assis dans l’herbe. C’est peut être son balancement ininterrompu qui avait attiré mon regard. Ou peut être ma trop grande sensibilité aux souffrances des autres.
Nous étions invités ce soir là, pour la soirée annuelle de fin d’année, dans l’établissement de soins pour adolescents autistes, dans lequel mon doudou avait effectué son mois de stage. Je dois avouer qu’en partant j’étais terrorisée, non pas à l’idée de rencontrer ces adolescents. Mais plutôt à cause de mon aversion pour la violence… et je savais que parfois dans leur univers elle régnait en maître sur leur vie. Les possédant de manière incontrôlée et aussi soudaine qu’une pluie de mars.
Mais mon doudou m’avait rassuré et j’avais posé sur mon visage mon sourire pour éviter de laisser paraître ma peur. Notre arrivée avait été saluée par de grandes effusions pour mon doudou, mais j’étais l’intruse qui perturbait ce monde auquel on me faisait sentir que j’étais étrangère. Je n’avais pas porté attention à cela, je savais que c’était normal et qu’il fallait beaucoup de temps et de persuasion à l’équipe soignante pour mener à bien les projets thérapeutiques pour ces enfants. La parole était permanente… tout était expliqué… même les mots utilisés étaient choisis avec beaucoup de soins… et par méconnaissance un étranger au service pouvait anéantir les efforts de plusieurs jours de travail. Alors je me tenais dans mon coin cherchant à ne pas troubler ce monde en équilibre. Petit à petit dans la soirée ma présence avait doucement glissé dans l’acceptation et il m’était même venu un instant l’espoir que cette maladie n’existait pas en regardant adolescents et soignants danser dans une osmose parfaite.
J’étais sur la piste de danse, et mon regard se posait sur les uns et les autres sans trop m’attarder pour ne pas les perturber ou qu’ils se sentent agressés. Alban était resté assis sur un banc toute la soirée, se cognant au mur de sa souffrance. Il se balançait, dans un monde à lui ou nous étions tous exclus, un monde bâti de murailles de tous les rejets qu’il avait subis. Il avait même fini physiquement par recroqueviller ses mains crispées sur sa poitrine… pour ne surtout jamais toucher quelqu’un. Un des soignants m’avait dit qu’il refusait toutes sortes de contact et pouvait même être très violent.
Soudain Alban s’est levé et a traversé d’une manière si déterminé la piste de danse, en se dirigeant vers moi, qu’un des soignants s’est mis près de moi. J’ai retenu mon envie de lui effleurer le bras, mais je n’ai pas quitté mon sourire… alors Alban a avancé son visage immaculé, ses yeux bleus dans les miens, ses cheveux blonds se sont mélangés aux miens et nos fronts se sont doucement touchés.
Un instant bref et suspendu en apesanteur il m’a autorisé à entrer dans son monde… en une fraction de seconde en moi j’ai senti un jaillissement de lumière… c’était tellement magique que la musique et les danseurs n’existaient plus… nous étions seuls, debout sur la piste, inondé de lumière et tellement en paix. Et puis le charme s’est rompu, Alban a repris son regard vide… s’est retourné et est reparti s’asseoir sur son banc.
Le balancement doucement est revenu… Alban était déjà enfermé dans son monde.
Je suis restée figée sur la piste, tous mes sens reprenaient leur place, la musique d’abord, les danseurs qui n’avaient pas cessé leurs mouvements. L’infirmier m’a pris le bras sentant mon trouble et il m’a dit que c’était rare ce que venait de m’offrir cet enfant… qu’il n’avait jamais été capable d’exprimer un sentiment et que pour la première fois depuis des années qu’il le suivait, il l’avait vu faire un câlin.
Je suis allée m’asseoir. Alban avait partagé avec moi bien plus qu’un câlin… et pour la première fois de ma vie ce n’était pas moi qui avais emporté dans mon cœur sa souffrance, c’était lui qui m’avait vidé de mes peurs. Je sentais qu’il m’avait offert un moment de paix intérieure… et en le regardant se balancer, je me demandais si il gardait en mémoire comme moi, cet instant que nous avions partagé comme un précieux trésor.
Ce soir là avait changé quelque chose en moi… j’avais été immergée dans un pur moment d’humanité.