Je volais au-dessus de mon corps lorsque je
vis pour la première fois le cadavre violacé
d’un être bizarre sorti, accidentellement,
de ma chair. Ma vision brouillée par le
savant sédatif offert généreusement par le
médecin, a pu cependant voir ce bout de
viande visqueux qui tenait à peine entre les
mains du chirurgien qui l’a recueilli
d’entre mes cuisses. J’ai entendu des
paroles vagues dont j’ai pu comprendre,
entre deux brouillards auditifs, que « Cette
femme a vraisemblablement tout fait pour
tuer son bébé et, pourquoi pas, se tuer
elle-même ! ». Je voulais répondre à ce
scientifique du biodégradable que c’aurait
été également une tentative de meurtre si je
m’étais obstinée à pondre le bébé en bonne
santé. Mais je renonçai, convaincue qu’il ne
comprendra certainement pas ; lui le
familier des naissances heureuses, des yeux
brillants qui le remercient chaudement pour
ses bonnes nouvelles , pour ses mains
divines qui savent si bien extraire la vie
et l’envelopper dans de tendres langes
grises. Je lui laissai donc le luxe des
spéculations presque philosophiques et
fermai mes oreilles pour entendre cette voix
des vagues qui vint me secourir, m’emmener
loin du bloc et de cette chair violacée
gisant à présent sur une table métallique
froide.
T’aurai pas dû le garder…
Je le sais mais je l’ai fait !
Pourquoi ?
Parce que je voulais savoir ce que ça fait
de donner mon sein à un enfant…
Et qu’est ce que ça fait de voir un enfant
mourir à la sortie de ton vagin ?
C’est une expérience tout aussi
intéressante…
Tu ne pouvais détourner les yeux. Malgré ton
dégoût et ton sombre chagrin, tu me fixais
de ces yeux incroyables qui me laisseront
toujours sans défense, sans réponses, malgré
mes tentatives ridicules d’exercer mon
cynisme banal face à tes sublimes
tristesses. Tu m’as longtemps regardée, sans
rien dire, sans pleurer, sans sourire. Mais
ce cercle, couleur de terre mouillée qui
habite tes yeux, était chargé de reproches,
de larmes et de désaveux. Tu savais qu’il
était trop tard pour me donner la fessée,
pour insulter la musique de mes
incertitudes. Tu étais là, tout près, ton
souffle effleurant à peine les poils
craintifs de ce vagin assassin qui a craché
la mort sur le sol froid du bloc opératoire.
Ton envie de m’embrasser, de te blottir
entre mes jambes pour sentir l’odeur d’une
quelconque assurance a du résister
farouchement à ta tristesse, à cette masse
de regrets qui rongeait ta carcasse
décharnée… J’aurai aimé rester longtemps
dans cette vapeur d’amour et de reproches,
me contenter de ton visage larmoyant cachée
dans la chaleur éphémère de mon vagin
sanguinolent et sanguinaire. J’aurai aimé me
laisser entrainer par cette vague dont
j’entendais la divine voix dans tes cheveux,
dans ta sueur, dans tes larmes abjurées.
Mais on me réveilla d’une tape
professionnelle sur la joue, histoire de
vérifier si je ne m’étais pas résolue à
suivre le bébé mort au paradis des âmes
libérées.
Dès que j’ouvris les yeux et les oreilles,
la tendre vague a disparu, emportant ton
visage et le brouillard de tes silences. Ils
étaient tous là, ceux qui m’ont dit dès le
début : « Tu n’es pas obligée de le garder.
Tu fais une grosse erreur ! ». Ceux qui
savaient mes penchants criminels, mes
fantasmes sadomasochistes et mes suicides
traversiers. Ils avaient tous ces gueules
saisonnières, que l’on sort pour de
pareilles occasions et qui n’en sont pas
moins sincères. Le médecin qui les a fait
entrer ne l’aurait pas fait avec un patient
ordinaire, après une telle épreuve au bloc
de la mort. Mais j’ai comme l’intuition
qu’il voulait me punir, m’exposer aux
regards abattus de mes amis, leur montrer
l’impardonnabilité de mon affront contre la
vie. Cela ne me dérangea point, moi la
coutumière des anathèmes, des procès
expéditifs et des jugements inquisitionnels.
Je me suis seulement décidée à ne rien dire,
à forcer ce silence suprême à me rendre ma
vague et ton visage blotti entre mes
cuisses. Je fermai les yeux devant les
larmes coulant des yeux de ta mère et de
quelques ceux qui ont cru en ma bonne foi de
donner la vie… Je fermai les yeux pour te
retrouver ailleurs, à l’extérieur de cette
chambre grise où leurs yeux toisaient ma
torpeur comme pour m’en extirper et me
confronter aux regrets d’usage. Mais tu
étais déjà parti et la vague s’est tue
devant ces quelques mots du docteur :
Le bébé a eu un arrêt respiratoire. On a
essayé de le réanimer mais ce fut peine
perdue. L’abus d’alcool et de narcotiques
est à l’origine de ce drame. Toutes mes
condoléances.
J’ai noté le mot « drame » qui, pensai-je,
ne devait pas faire partie du jargon
médical. Mais je pardonnai aussi vite au
médecin qui voulait certainement s’offrir le
luxe de me lancer un dernier reproche. Lui
qui, pendant mes neuf mois de cuvage, ne
s’est jamais lassé de me tenir son discours
alarmiste, oscillant entre un
professionnalisme douteux et une libido
infantile cultivée, après tant d’années
d’exercice, à l’égard de ces petits bouts
d’humains dont les premiers cris célèbrent
si joliment la vie !
La seconde voix réelle que j’entendis fut
celle de ta mère. Elle tentait d’essuyer ses
larmes et d’étouffer celles qui se
bousculaient pour couler sur ses joues
ridées. Elle faisait un de ces efforts
suffocants de bonté et de tendresse pour me
regarder dans les yeux et me dire, avec le
plus de conviction possible :
Tu es vivante et c’est uniquement cela qui
compte…
Ne me reproche pas de ne pas sourire devant
ce mensonge si doux, si bien intentionné. Tu
sais que je ne me sens nullement coupable et
que ce bébé mort ne compte pas plus pour moi
que la perte de mon premier chat, tué par
des cailloux haineux que lancèrent sur lui
des enfants ennemis de la beauté. Tu sais
que ta mère voudrait m’insulter, me dire à
quel point j’ai été indigne de ton amour et
de ta semence. Mais toi et moi, nous lui
pardonnons déjà ; elle qui a lancé un youyou
inoubliable rien qu’en apprenant cette
décision miraculeuse que nous avions prise
de procréer, elle qui m’a baisée la main en
me disant : « Je savais que t’étais une
créature angélique qui ne pouvait mourir
sans transmettre la beauté, sans donner la
vie… ». Elle croyait que ce que je couvais
dans mon ventre était un poème de plus que
nous aurions écrit, à quatre mains, toi et
moi. Un poème en chair et en os qui saura
chanter au monde l’amour prophétique que
nous couchions si bien sur nos feuilles et
sur nos lits providentiels.
La voilà à présent, cassée et vaincue par
l’irascible laideur de la réalité, tentant
de me caresser les cheveux en psalmodiant
l’un de ces chants mystiques kabyles que
nous adorions entendre, les soirs d’ivresse
et de renoncement. La voilà à mon chevet,
comme une mère prête au pardon, essayant
d’oublier, le temps d’une miséricorde,
l’effroyable crime que je venais de
commettre. Je sais que tu la vois, que tu
sens la chaleur de ses mains caressant mon
indifférence feinte, chantant la tendresse
qu’elle voulait tant m’offrir ; moi l’élue
de son fils, moi la femme qui a apporté
l’amour et la bénédiction dans sa famille
décimée, moi l’ange qui pouvait faire rire
les morts et qui n’a réussi, au bout du
compte, qu’à lui offrir le cadavre de son
petit fils sur un plateau de métal rouillé…
Devant mon silence et mes yeux vides, elle
se décida enfin à partir. Au sortir de la
chambre, j’entendis son sanglot ; un son
d’une divine animalité qui me rappela
l’ultime mugissement d’un lion abattu. Je
fus soulagée de son départ et regardai à
présent mes amis pour leur signifier d’en
faire autant. Ces visages tuméfiés par la
douleur, agenouillés devant la mort
carabosse qui s’acharne diaboliquement à
leur voler leurs espoirs étaient, pour moi,
la personnification de la laideur que nous
avions, tous les deux, fuie par tous les
moyens, que nous avons maudite et répudiée
hors de notre espace vital, hors de notre
poésie. Cette laideur qui s’avère n’être, au
bout du compte, que le monde réel en dehors
duquel nous vivions pour protéger nos
baisers et nos regards… Le voilà,
maintenant, ce monde réel, atrocement
présent entre ces murs, entre ces bulles
d’air qui me suffoquent, dans chaque
parcelle de cette vie future que je devrai
parcourir jusqu’à l’ultime souffle, jusqu’au
dernier sanglot…
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