Durée approximative : 15 minutes
Distribution :
François Fougeant, un homme d’une cinquantaine d’années. Écrivain.
Auguste Moinard, propriétaire d’un café, à Votour.
Mouton, un mystérieux vagabond.
Pourrichon, boulanger, amant de la femme de François Fougeant.
Annette, vieille servante de François Fougeant.
Décor : La salle d’un café.
Costumes : Ville.
Public : Tous.
Synopsis : Un réveillon pas comme les autres.
Le rideau se lève sur la salle d’un café de Votour, un petit village dans les Alpes. La salle est parsemée de tables de marbre blanc. A gauche, se trouve un divan, tandis que le comptoir s’étend au fond, faisant face au public. Comme l’indiquent les décorations, c’est la veille de Noël.
L’heure est tardive. Sur le divan, est assis François Fougeant. Il a devant lui, un verre de cognac. Le patron, Auguste Moinard, un grand gaillard, se tient derrière son comptoir.
Premier Tableau
Scène première. - Fougeant, Moinard.
Moinard : (Levant la tête de son comptoir pour regarder son client.) _ Alors, m’sieur Fougeant ! Vous ne faites pas le réveillon de Noël, cette année ?
Fougeant : Moinard, me dites-vous cela parce que vous voulez que je m’en aille ?
Moinard : Mais non, m’sieur Fougeant !
Fougeant : Je comprendrais que ce soir vous désiriez fermer de bonne heure.
Moinard : Ne vous inquiétez pas. Dans mon métier, l’heure c’est l’heure ! Et l’heure de la fermeture, c’est dix heures. Je ne fais jamais d’exception. (Regardant sa montre.) Vous avez encore le temps de finir votre cognac tranquillement.
Fougeant : C’est qu’il ne fait pas chaud dehors. Il va sûrement neiger.
Moinard : J’adore la neige. Pas vous ?
Fougeant : Bof !
Moinard : Il n’y a pas à dire, mais la saison de Noël, c’est la plus belle de l’année ! Surtout ici, à Votour. Le village est tout illuminé. Dans les rues, tout le monde se sourit, se salue, se souhaite un joyeux Noël.
Fougeant : (Avec ironie.) Un vrai miracle !
Moinard : M’sieur Fougeant, vous êtes incorrigible ! C’est pourtant vrai que les gens sont plus heureux en cette saison.
Fougeant : A Votour, peut-être. Cependant, j’ai lu que dans le pays, le taux de suicide est le plus élevé durant cette période.
Moinard : Je n’y crois pas !
Fougeant : Si ! Si ! C’est vrai.
Moinard : En tout cas, moi, je ne me suiciderai pas. Je suis trop heureux. Je vous assure ! Les lumières, les étoiles, la Messe de Minuit, la dinde, la bûche, la femme, les enfants... Tout cela me remplit de bonheur..
Fougeant : Le bonheur ! Je ne savais pas qu’il en restait sur terre.
Moinard : Bien sûr qu’il en reste ! Et pour tout le monde !
Fougeant : (Sans enthousiasme.) Moi aussi, j’ai un sapin. C’est ma servante qui a insisté, cette année, pour me l’acheter. C’est elle, aussi, qui l’a décoré.
Moinard : Vous ne dites pas ça comme si vous étiez content.
Fougeant : (Avec encore moins d’enthousiasme. Une pointe de tristesse.) Je suis très content. Très content. Un grand sapin dans mon salon, c’est bien... Sauf qu’il n’y aura pas de présents enveloppés dans du papier cadeau, ... (En soupirant.) haut de gamme... en impression héliogravure, comme on dit, et orné de beaux rubans de soie... Je me souviens,... avant que Solange, ma femme, ne m’abandonne, j’aimais tant accrocher les figurines aux branches de l’arbre... Elle m’aidait... Elle me les passait et moi je les pendais.... Vous savez... tous les petits personnages de la Crèche, tous les petits anges... (Avec amertume.) Les petits anges.... (Colère subite.) Ce sont des démons que je voudrais y pendre maintenant !...
Moinard : Des démons ! Sainte Mère de Dieu ! Vous allez vous porter malheur ! (Il s’arrête d’astiquer son comptoir pour se mieux concentrer sur ce qu’il va dire.) Monsieur Fougeant, ce n’est pas dans mes habitudes de me mêler des affaires des clients.... Et vous parlez si dans mon métier j’en entend, mais...
Fougeant : Mais ?
Moinard : Mais... Rien.
Fougeant : Mais si, Moinard ! Allez ! Faites-vous plaisir ! Soulagez votre cœur.
Moinard : M’sieur Fougeant, ça fait quand même un bout de temps que je vous connais,... enfin,... que vous venez ici... au café.
Fougeant : Oui. Un bout de temps...
Moinard : Comme je vous le disais, ce n’est pas mes oignons, mais j’ai comme l’impression que... Oh je sais bien que vous croyez en Dieu mais, ... mais c’est comme si... comme si vous ne l’aimiez pas...
Fougeant : Ne vous inquiétez pas, allez ! Je l’aime bien votre bon Dieu. C’est le monde qu’il a créé que je n’aime pas beaucoup.
Moinard : Vous en faites pourtant partie.
Fougeant : Oh la la ! Moi, je peux encore moins me sentir que les autres.
Moinard : Ne dites pas cela. Vous êtes un grand écrivain.
Fougeant : (Étonné.) J’écris des romans policiers...
Moinard : Je les ai tous lus ! Alors, vous voyez ?!
Fougeant : Oui, je vois. Et justement, ce que je vois, ce n’est pas très beau. Je suis, non seulement, un écrivain raté, mais je suis aussi un lâche... Savez-vous, Moinard, que je n’ai même pas eu le courage de casser la gueule à Pourrichon ?
Moinard : Pourrichon ? Le boulanger de la Place ? Mais pourquoi donc, mon Dieu ?
Fougeant : Ne faites pas l’innocent ! Vous savez très bien qu’il est l’amant de ma femme.
Moinard : Bah ! Ne vous frappez pas. S’il fallait que je casse la gueule de tous les amants de ma femme, je n’aurais plus le temps de m’occuper du bistrot.
Fougeant : La mienne ne s’est pas contentée de me tromper avec Pourrichon, elle est partie avec lui. C’est le monde à l’envers ! Ma femme qui se sauve avec le boulanger ! Maintenant, tout Votour se paye ma tête.
Moinard : Bah ! Pourrichon n’est qu’un imbécile. Et tout le monde le sait. Si ce n’était pas que son pain est si bon, personne n’irait chez-lui.
Fougeant : N’empêche que j’aurais bien voulu lui foutre une raclée.
Moinard : Et pourquoi que ne l’avez-vous pas fait ?
Fougeant : Il est bien plus fort que moi.
Moinard : Ce n’est pas une raison ! Voulez-vous que je lui fiche une trempe de votre part ?
Fougeant : Oh Non ! Tenez, si vous voulez m’aider, versez-moi plutôt un autre cognac.
Moinard : Alors, rapidement ! (Il se dirige vers la table de Fougeant, la bouteille de cognac à la main. Il verse.) Avec l’autre, ça fera dix ronds tout rond.
Fougeant : (Il paye.) Voilà... (Il lève son verre.) A la bonne vôtre.
Moinard : Joyeux Noël !
Fougeant : J’ai l’impression que ce Joyeux Noël ne va pas être bien gai...
Soudain, un vent souffle avec violence. Les lumières du café faiblissent, s’éteignent, puis reviennent pour s’éteindre et revenir encore plusieurs fois avant de renaître définitivement.
Moinard : Qu’est-ce qui se passe tout d’un coup ?!
Fougeant : Une tempête qui se prépare.
Moinard : Une tempête ? Vous croyez ? La veille de Noël ?
Fougeant : Pourquoi pas ?...
Un autre coup de vent interrompt Fougeant. La porte du bistrot s’ouvre avec fracas. Un vieil homme, petit et maigre fait son apparition. L’inconnu présente un aspect désastreux. Il inspire la faiblesse autant que le dégoût. En dépit du froid, il ne porte pas de manteau, ni de chapeau. Il ne semble pas s’apercevoir du mauvais temps. _ Il secoue sa grosse tignasse sous les yeux étonnés de Moinard, et vient s’asseoir à une table près de celle de Fougeant.
Scène II. - Fougeant, Moinard, Inconnu (Mouton).
Moinard : (A voix basse, s’adressant à Fougeant.) Juste au moment de la fermeture, cet énergumène qui vient me casser la porte. Il va la sentir passer, celui-là ! (S’adressant à l’inconnu.) C’est fermé, monsieur !
Inconnu : Mais ! Puisque la porte est ouverte...
Moinard : La maison est close et si la porte est ouverte c’est que vous l’avez défoncée.
Inconnu : Ce n’est pas moi, c’est le vent.
Moinard : Vous avez le front de mentir ?
Inconnu : J’ai le front qui me convient. Laissez-moi... Juste un moment, s’il vous plaît.
Moinard : Je regrette mais c’est fermé.
Inconnu : J’ai beaucoup marché...
Moinard : Mon café n’est pas une maison de repos.
Fougeant : Voyons ! Moinard, laissez-le donc souffler un peu....
Moinard : C’est que... c’est la veille de Noël...
Fougeant : Précisément.
Inconnu : (S’adressant à Fougeant.) Merci monsieur.
Moinard : Parfait. Je veux bien que vous restiez un instant mais il vous faudra consommer.
Inconnu : Mais...
Moinard : C’est un principe ! Je ne peux vous laisser vous asseoir sans rien faire. Mon bistrot, c’est un bistrot !
Inconnu : Je n’ai pas d’argent...
Moinard : Alors, dehors !
Inconnu : (Il fait mine de se lever.) Je m’en vais...
Fougeant : Attendez ! Moinard, monsieur est mon invité. Tenez ! Je vous invite aussi. C’est ma tournée. Et hop ! Cognac pour tout le monde !
Moinard : Comme vous voulez, m’sieur Fougeant. Je vais être en retard à la Messe de Minuit pour sûr. (Il se dirige vers le comptoir.)
Inconnu : Quel est votre nom ?
Fougeant : François Fougeant.
Inconnu : Moi, c’est Mouton.
Fougeant : Alors, enchanté !
Mouton : Je vous suis très reconnaissant...
Fougeant : Rien du tout ! Je n’avais personne avec qui réveillonner. _ C’est le Destin qui vous envoi.
Mouton : Vous n’avez pas de famille ?
Fougeant : Ma femme m’a quitté...
Mouton : C’est triste.
Fougeant : Elle m’a abandonné pour partir avec un boulanger.
Mouton : Un mec à la mie de pain.
Fougeant : C’est le cas de le dire. (En soupirant.) Je n’y comprends rien. Je l’aimais tant ! Je l’adorais ! Je la respectais !
Mouton : C’est toujours quand on les aime qu’elles nous trompent.
Fougeant : Allez, comprendre !
Mouton : Ne soyez pas triste. Je vais vous faire un cadeau, en échange de la bonté dont vous avez fait preuve envers moi.
Fougeant : Un cadeau ?!
Mouton : Oui. Un cadeau.
Fougeant : Non. Merci. Le seul cadeau qui me ferait plaisir serait la figurine en cire de l’amant de ma femme, pour lui percer le cœur avec une aiguille.
Mouton : Je n’aime pas la cire. J’utilise une autre matière.
Fougeant : Ah !
Mouton : Je suis un peu sculpteur.
Fougeant : Ah.
Mouton : Ce Pourrichon ne doit pas être difficile à reproduire...
Fougeant : Comment savez-vous son nom ? Je ne vous l’ai pas dit.
Mouton : Bah ! Il n’était pas difficile à deviner.
Fougeant : Je veux bien vous croire. Voici le patron qui vient nous servir.
Moinard arrive avec des verres. Au moment de trinquer la porte du bistrot s’ouvre violemment. Apparaît Pourrichon, un homme grand et fort. Il est ivre. Il s’approche du groupe.
Scène III. - Fougeant, Moinard, Mouton, Pourrichon
Moinard : C’est Pourrichon !
Fougeant : (D’une voix blanche.) Pourrichon !
Pourrichon : Oui. C’est Pourrichon ! Hé hé ! Je vois que vous êtes en bonne compagnie.
Moinard : Comme vous voyez...
Pourrichon : Courez vite me servir un p’tit blanc sec.
Moinard : (Retournant au comptoir.) Oui, m’sieur Pourrichon.
Pourrichon : (Sur un ton provocant.) Bonsoir Fougeant.
Fougeant : (A contre-cœur.) Bonsoir.
Pourrichon : Vous avez le bonjour de vot’ femme.
Fougeant : Merci. Vous le lui renverrez.
Pourrichon : (S’adressant à Mouton, en s’asseyant à sa table.) Vas-y déguerpis ! Pouilleux ! (S’adressant à Fougeant tandis que Mouton se lève et va s’asseoir un peu plus loin.) Vous ne me demandez pas des nouvelles de vot’ petite Solange ?
Fougeant : Pas la peine. En partant avec un boulanger, elle ne pouvait que tomber dans le pétrin.
Pourrichon : C’est marrant ce que vous dites. Oui, oui ! Marrant. Je dirais même que c’est hilarant.
Fougeant : Alors pourquoi ne riez-vous pas ?
Pourrichon : Parce que c’est marrant, mais c’est faux !
Fougeant : Ah ?
Pourrichon : En effet, notre chère Solange n’est pas tombée dans le pétrin : elle s’y vautre. Elle s’y vautre pour que je la pétrisse. Hé oui ! Pour que je la pétrisse comme de la bonne pâte.
Fougeant : Salaud !
Pourrichon : Tss tss ! Elle est très heureuse la p’tite chérie. Elle m’attend sagement pour célébrer le Réveillon. Elle a dû me préparer un bon repas. Elle aime tant me faire des gâteries, la chère âme.
Fougeant : Ne la faites pas attendre.
Pourrichon : Chaque chose en son temps. (Criant à l’adresse de Moinard.) Alors, Moinard ?! Il vient ce blanc ?
Moinard : Tout de suite, m’sieur Pourrichon !
Moinard apporte un verre sur un plateau. Il n’a pas le temps de servir que Pourrichon se saisit du verre.
Pourrichon : Apportez-m’en un autre.
Moinard : C’est que je dois bientôt fermer...
Pourrichon : Discutez pas ! (Moinard s’éloigne. Pourrichon s’adresse à Fougeant.) Trinquons. (Fougeant lève son verre. Mouton fait de même, ce qui a le don d’irriter Pourrichon.) Non ! Pas toi ! Vermine ! (Pourrichon se lève et va arracher le verre des mains de Mouton. Il lui en jette le contenu à la figure.) Je t’ai déjà dit de foutre le camp ! Sale métèque ! Cette ordure fait-elle partie de vos nouveaux amis, Fougeant ?
Mouton se lève encore une fois pour se réfugier dans un coin éloigné où il se livre alors, à une étrange activité. Les mains à environ trente centimètres de son visage, le pouce et l’index en angle droit, les autres repliés, il forme avec ses doigts, un rectangle. A travers ce rectangle, il observe Pourrichon, comme le font les metteurs en scènes lors d’une prise de vue.
Fougeant : Pourrichon, vous êtes ivre.
Pourrichon : Tout ivre que je suis, je peux vous tabasser.
Fougeant : Je n’en doute pas, vous êtes une brute.
Pourrichon : Les femmes aiment ça. Et la vôtre qu’est-ce qu’elle peut adorer !
Fougeant : Salaud !
Pourrichon : Eh oui, j’suis un salaud. Et vous ? Qu’est-ce que vous êtes ? Un cocul ! (Fougeant se lève. Il veut se jeter sur Pourrichon. Ce dernier s’est aussi levé et lui donne une gifle qui le fait retomber sur son siège.) Je vous ai dit que je pouvais vous tabasser. Alors, rester bien tranquille.
Le silence dans la salle est total. Moinard est immobile derrière le comptoir. Mouton continue son manège qui consiste à regarder Pourrichon à travers le cadre de ses doigts, toujours à la façon d’un metteur en scène.
Fougeant : (S’essuyant la bouche où perle le sang.) Vous ne me faites pas peur, Pourrichon.
Pourrichon : (En lui faisant signe de venir se battre avec lui.) Eh bien, qu’attendez-vous ?
Fougeant : Je ne veux pas me salir les mains.
Pourrichon se met à rire. Au milieu de son hilarité, son regard tombe sur Mouton. Il s’aperçoit enfin de l’étrange conduite du vieil homme.
Pourrichon : Mais ! Qu’est-ce qu’il nous fiche celui-là ?!(S’adressant directement à Mouton.) A quoi tu joues, toi ?
Mouton : Je ne joue pas.
Pourrichon : Alors qu’est-ce que tu fous ?
Mouton : Je prends les mesures.
Pourrichon : (Intrigué, légèrement inquiet, mais surtout furieux.) Quelles mesures ?
Mouton : Les vôtres.
Pourrichon : (Riant nerveusement.) Mes mesures ?! Tu t’fous de ma gueule ?
Mouton : Non.
Pourrichon : Puisque tu ne te fous pas de ma gueule, moi, je vais te rectifier le portrait ! (Pourrichon saisit Mouton par les poignets et le tire à lui avec une telle force que l’homme est catapulté jusqu’au centre de la salle où il s’effondre sur le sol.) Je t’avais averti. T’es content maintenant ?
Fougeant : (Il se jette sur Pourrichon. Emporté par une folie furieuse, il donne un coup de poing à Pourrichon qui titube, plus par surprise que sous la force du coup.) Fumier ! Vous vous attaquez aux vieillards !
Moinard : Tenez bon, Fougeant ! J’arrive à la rescousse ! (Il donne un coup de poing à Pourrichon et le fait basculer.)
Pourrichon : (Secoué par le second coup qui lui est porté, Pourrichon, parle en pleurnichant.) Qu’est-ce qui vous prend, Moinard ?! Vous êtes fou ? Pourquoi qu’ vous me tapez dessus ?
Moinard : Parce que cette fois-ci, j’avais envie de mettre la main à la pâte ! Maintenant allez-vous-en et ne remettez plus les pieds ici !
Pourrichon : On se reverra ! (Il sort.)
Fougeant : Bravo, Moinard ! Je me demandais quand est-ce que vous alliez entrer dans la danse.
Moinard : Vous vous êtes très bien débrouillé tout seul. Pour un homme qui se prend pour un lâche, vous avez fait preuve de courage. Pourrichon est balaise.
Fougeant : (En secouant la main.) Bah ! J’ai fait plus de dégâts à mes phalanges qu’au menton de Pourrichon. Merci, Patron...
Moinard : De rien. (Se penchant sur Mouton.) Et celui-là ? Il est blessé ?
Fougeant : Non. Il a l’air d’aller bien.
Moinard : Pourquoi qu’il ne dit rien ?
Fougeant : Il doit être encore sous le choc. Aidez-moi à le relever.
Mouton : Aïe ! Mes pauvres os ! Ce Pourrichon a failli me tuer !
Fougeant : Comment vous sentez-vous ?
Mouton : Ça va. Merci.
Moinard : (Se parlant à lui-même, à haute voix.) Mon Dieu ! Quelle histoire ! Je vais être en retard pour la Messe de Minuit ! En trente ans, je n’ai jamais été en retard mais ce soir, ça y est ! Je vais arriver demain !
Fougeant : (S’adressant à Mouton.) Pouvez-vous marcher ?
Mouton : Je crois.
Fougeant : Ne vous en faites pas, Moinard, nous partons. (A Mouton.) Il nous faut laisser le patron fermer son établissement. Appuyez-vous sur moi.
Mouton : Merci bien.
Fougeant : Alors, bonsoir Patron.
Moinard : Bonsoir m’sieur Fougeant. Sans rancune.
Fougeant : Sans rancune. Merci de nous avoir secourus.
Moinard : Joyeux Noël, m’sieur Fougeant !
Fougeant : Joyeux Noël ! (Mettant le nez dehors.) Tiens ! L’orage s’est calmé. La nuit est claire.
Moinard : L’Enfant Divin est né par une nuit claire. Dieu soit loué !
Fougeant et Mouton sortent, l’un s’appuyant sur l’autre, tandis que le rideau tombe sur Moinard, resté seul.
Deuxième Tableau
Le rideau se relève sur le hall de la demeure de François Fougeant. A gauche la porte d’entrée. Au fond de grands escaliers montant vers l’étage supérieur. A droite, la porte du salon. Le reste du décors est confié à l’imagination du metteur en scène. Le hall est vide. On frappe à la porte. Annette, la servante, apparaît, sortant de l’office situé derrière l’escalier. Elle va ouvrir. François Fougeant entre.
Scène IV - Fougeant, Annette
Annette : Bonsoir monsieur.
Fougeant : Excusez-moi, Annette, de vous avoir dérangé, j’ai oublié mes clefs.
Annette : Il n’y a pas de dérangement, monsieur. Monsieur a passé une bonne soirée ?
Fougeant : Intéressante. Une soirée curieuse, mais intéressante. Figurez-vous que j’ai rencontré Pourrichon au café...
Annette : Seigneur !...
Fougeant : Ne vous alarmez pas. Tout s’est très bien passé.
Annette : (En se mettant la main sur la poitrine.) Ouf !
Fougeant : D’abord, il m’a foutu une baffe...
Annette : Oh !
Fougeant : Ensuite, il a tabassé un pauvre bougre qui se trouvait là...
Annette : Doux Jésus !
Fougeant : Enfin, entre Moinard et moi, nous avons fichu une raclée à Pourrichon, et s’il s’est sauvé.
Annette : Monsieur a très bien fait !
Fougeant : C’est surtout Moinard qui l’a corrigé.
Annette : Moinard est un brave homme. Et l’autre monsieur... ?
Fougeant : L’autre monsieur ?
Annette : L’autre personne infortunée qui s’est fait battre par ce démon de Pourrichon...
Fougeant : Ah ! Oui ! Mouton !
Annette : Mouton ? monsieur.
Fougeant : Oui. C’est son nom. Il va bien. (Subitement songeur.) C’est bizarre... Je l’ai invité à venir ici, pour se remettre un peu, mais il a refusé... pourtant,... pourtant je suis sûr qu’il n’avait pas où aller... Il n’avait même pas d’argent pour consommer...
Annette : Le malheureux ! Monsieur a bien fait de l’inviter.
Fougeant : (Toujours songeur.) Il y avait en lui quelque chose de si étrange... Une sorte de puissance occulte... Un pouvoir magique... Une force quasi... (Se ressaisissant.) Bah ! Rentrez chez-vous, Annette. On doit vous attendre pour le Réveillon.
Annette : Merci monsieur. Monsieur ne va-t-il pas se sentir trop seul, ce soir...?
Fougeant : Non. Rentrez chez-vous.
Annette : Monsieur sait qu’il peut venir chez-nous pour...
Fougeant : Non. Non ! Ça va aller ! Dépêchez-vous ! Il se fait tard... Joyeux Noël !
Annette : Joyeux Noël ! monsieur.
Fougeant sort de scène par la porte du salon. Annette, soupire, et, lentement se dirige vers le fond. Une minute après, elle fait sa réapparition, vêtue de son manteau et de son chapeau. Prête à sortir. Arrivée devant l’entrée, elle entend la voix de François Fougeant qui crie.
Fougeant : (La voix venant du salon.) Annette ! Annette ! (La servante s’arrête devant la porte. Elle revient sur ses pas. La porte du salon s’ouvre. Fougeant apparaît, l’air excité. Il tient dans les mains un paquet, enveloppé dans un grossier papier marron. Il le montre à la domestique.) Annette, est-ce vous qui avez déposé ce paquet au pied de l’arbre ?
Annette : Non, monsieur.
Fougeant : Vous êtes sûre ?
Annette : Je le saurais bien, monsieur.
Fougeant : Qui donc l’a mis là ?
Annette : Je ne sais pas, monsieur. Je ne l’ai pas remarqué quand j’ai fait la chambre.
Fougeant : Quand ça ?
Annette : Un peu après que monsieur est sorti.
Fougeant : Personne n’est venu ?
Annette : Si quelqu’un était venu, je l’aurais entendu , monsieur.
Fougeant : Bon. Bon. Vous pouvez disposer.
Annette : (Contente de pouvoir partir.) Merci, monsieur. (Elle ouvre la porte.) Monsieur découvrira qui...
Fougeant : Oui. Oui !
Annette : Joyeux Noël ! monsieur.
La servante sort. Fougeant demeure songeur. Il tient toujours le paquet dans les mains.
Scène IV - Fougeant, Pourrichon (Sa voix.)
Fougeant : Ce paquet est bien mystérieux. J’ai comme le pressentiment qu’il s’y trouve quelque chose de grave. Je n’ose l’ouvrir. Diable ! J’y pense ! Serait-ce le cadeau de Mouton ? Il sera passé par la cheminée, comme le Père Noël, ou par la fenêtre de la terrasse du salon avant que je n’arrive ici. Rien de plus aisé. En fait, il y était peut-être au moment-même où j’étais en train de parler avec Annette. Mais pourquoi tant de détours pour m’offrir une figurine ? Serait-elle vraiment à l’image de Pourrichon ? Était-il sérieux quand il parlait de prendre les mesures de ce scélérat ? Non ! Non ! Pure folie ! Quel besoin aurait-il eu de faire tout ce cinéma pour modeler une statuette dans de la cire ? Ma raison me dit que tout cela est absurde... et cependant, je n’arrive pas à me défaire de mon inquiétude... Tout cela est de ma faute. C’est moi qui lui ai mentionné l’image de cire ressemblant à Pourrichon... Bah ! Mon agitation est ridicule. Je n’ai qu’à ouvrir le paquet. Tout s’éclaircira. Et si c’était Pourrichon ?! Je n’aurais pas le courage de lui faire face, même en cire... (Songeur.) En cire... En cire...Mais, Mouton m’a dit qu’il n’aimait pas la cire... Dans ce cas, il n’y a rien à craindre. Ouvrons ! (Fougeant se met à défaire l’emballage.) Ooh ! (Il examine sa découverte.) J’avais raison ! La figurine de Pourrichon ! (Il lève le coffret transparent de façon à l’observer à travers la lumière.) En effet, elle n’est pas en cire. Comme elle est ressemblante ! Quelle est donc cette matière extraordinaire dont elle est faite ? On dirait de... Je n’ose y songer... C’est bizarre ! Le petit Pourrichon a les yeux fermés. C’est comme s’il dormait. Si ce n’était pas la différence de taille, on jurerait qu’il est vivant dans sa cage de verre. Je vais aller pendre ce joli présent, à la plus haute branche de l’arbre de Noël. (Il sort par la porte du salon. Il réapparaît, une minute plus tard.) Voilà ! C’est fait ! A la plus haute branche. Juste au dessous de l’étoile. Au sommet. Vraiment ! Quelle ressemblance ! Bon. Eh bien, cela m’a donné, à moi aussi, l’envie d’aller assister à la Messe de Minuit. Je vais aller m’habiller. (Il se dirige vers le fond de la scène. Soudain, s’élève une grand cri, puis une voix étouffée, venant du salon, qui appelle Fougeant.) Ciel ! La voix de Pourrichon !
Pourrichon : Fougeant ! Fougeant !
Fougeant : (Il vient faire face au public. Puis, il demeure sans bouger et parle d’une façon calme, automatique et absente.) Oui. C’est bien sa voix.
Pourrichon : Laissez-moi sortir ! Sortez-moi de cette horrible cage ! Fougeant ! Où êtes-vous !
Fougeant : Je suis ici, mon petit bonhomme...
Pourrichon : Solange ne vous le pardonnera pas !
Fougeant : Solange ? Me pardonner ? Mais quoi donc ?
Pourrichon : Fougeant ! Par pitié !
Fougeant : Par pitié...?
Pourrichon : Je vous la rends ! Fougeant ! Je vous rends Solange ! Vous pouvez la reprendre ! Elle est à vous ! Elle vous aime !
Fougeant : Elle m’aime ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce que ça peut faire ...?
Pourrichon : Fougeant ! Répondez-moi ! Je sais que vous êtes là !
Fougeant : Oui, je suis là.
Pourrichon : Fougeant ! C’est moi ! Pourrichon !
Fougeant : (Il sursaute, comme sortant d’un rêve.) Pourrichon !! Se serait-il réveillé ?! Mais alors ...! Je vais aller jeter un coup d’œil. (Il va jusqu’à la porte du salon. Il l’entrouvre. Il place un œil dans l’entrebâillement. Il se retourne brusquement. Il revient au bord de la scène.) J’en étais sûr ! Il est vivant ! Vivant ! Vivant ! Il est vivant ! (Riant comme un fou.) Hi hi hi ! Il est vivant ! Vivant !... Ha ha ha ! Allons ! Je dois aller me changer pour la Messe de Minuit.
François Fougeant, sort par une porte du fond, tandis que le rideau tombe.
FIN