C’est arrivé l’année dernière, le 31 décembre 2007, à minuit. L’année dernière, il y a une éternité. Je me suis trouvé comme éjecté de ma réalité, projeté dans un no man’s land, quelque part entre deux probabilités.
C’est là que je l’ai vue pour la première fois. Elle avait l’air perdue, tout comme moi. Je l’ai regardé évoluer, jusqu’à ce qu’elle m’aperçoive elle aussi. Elle est restée immobile, un court instant. Sans doute a-t-elle cru alors que j’étais responsable de sa mésaventure. Mais rapidement elle s’est rendu compte que, tout comme elle, j’évoluais en terre inconnue dans ce continuum discontinu, coupé de nos réalités respectives.
Nous avons mis le temps, curieuse façon de parler, mais nous sommes rapprochés. Nous nous sommes rapprochés presque à nous toucher. Mais, dans cette pseudo-dimension intangible, nul contact ne nous est permis. Nul son ne franchit le seuil de nos lèvres. Nous gesticulons chacun d’un côté de cette glace virtuelle qui nous sépare.
Nous nous voyons, nous communiquons par signes.
Notre première rencontre m’a semblé durer plusieurs heures. C’est notre tentative désespérée pour nous toucher qui me semble avoir été l’élément déclencheur du phénomène qui nous a rapatriés dans nos univers.
De retour parmi les miens, dans mon espace temps, je me suis rendu compte que mon absence avait duré l’instant d’un battement de paupière.
Nous étions alors le 1er janvier et il était 0 heure, 0 minute, 10 secondes.
C’est le lendemain en écoutant la radio que j’ai eu mon second choc, lorsque la speakerine annonça la date : « Le 1er janvier 2007 ».
Cette nouvelle année 2007, dont j’étais seul à savoir qu’elle se répétait fut un vrai cauchemar. Les évènements se déroulaient sans que je puisse faire quoi que ce soit pour les modifier. Là où je m’étais tordu le pied, je me le retordais. Mes gamins redoublaient tous leur classe, j’en étais seul conscient. Parfois, souvent même, j’avais des réflexions déplacées, se rapportant à des faits futurs dont seul j’avais la connaissance. A aucun moment je ne réussis à mettre à profit cette caractéristique fantastique qui faisait de moi une sorte d’étranger à mon propre monde.
La femme que j’avais aperçue s’estompait de mes souvenirs, me revenant parfois en songe. Elle me parlait alors, je l’entendais distinctement mais ne pouvais la toucher.
Arriva le 31 décembre 2007, le second de mon existence.
En famille, nous décomptons les dernières secondes qui nous séparent de la nouvelle année. Je ferme les yeux.
J’ouvre les yeux. Elle est là, devant moi, à quelques centimètres. Elle me sourit. Je souris à mon tour. Elle me souhaite une très bonne année mais je lis toute l’ironie de la situation dans son regard. Aucun son ne m’est parvenu mais j’ai lu sur ses lèvres. Elle a articulé lentement et me l’a dit en Anglais, en Espagnol, en Français… Et là je lui ai fait signe, pour qu’elle comprenne que le Français est ma langue, et elle a encore souri, me faisant comprendre que c’est la sienne également.
Notre seconde entrevue a durée sensiblement comme la première, je n’ai pas remarqué d’élément déclencheur. Je me suis retrouvé parmi les miens pour crier bonne année, mais je n’ai rien dit, je suis resté prostré pendant dix bonnes secondes. Je me rappelait qu’elle m’avait tant bien que mal communiqué des éléments pour la retrouver, son adresse, un numéro de téléphone, mais de même que les éléments d’un rêve s’estompent souvent dans les secondes qui suivent le réveil, je ne conserve d’elle que les traits de son visage. J’ai pris deux résolution pour cette troisième année 2007, apprendre le langage des signes et acquérir les techniques qui permettent de se souvenir de ses rêves.
Ma vie devient un calvaire. Mes relations avec mes proches se détériorent. Comment se passionner pour ce que l’on revit pour la troisième fois, alors que pour les autres tout semble nouveau. Je suis déphasé, au sens littéral du terme.