J’ouvre les yeux, elle est là et me sourit. Nous communiquons par signes maintenant. C’est notre septième entrevue. Je lui explique que cette année, ça me fait tout drôle de parler ainsi, je l’ai rencontrée à plusieurs reprises mais qu’elle ne m’a pas reconnu, que le 22 décembre je l’ai même franchement abordée, essayant de lui faire comprendre que nous nous connaissions dans un autre « espace-temps » mais qu’elle m’a pris pour un fou et m’a chassé sans ménagement.
Elle rit, elle ne se moque pas de moi, elle rit tendrement. Au fait, elle s’appelle Delphine.
De nouveau je me retrouve chez moi. Elle n’a pas eu le temps de me donner la moindre explication. Cette nouvelle, ancienne année se déroule sans rien de bien remarquable. Je la vois régulièrement mais sans plus oser l’aborder, je ne comprends pas. Elle semble vivre le parfait amour, sa vie semble se dérouler normalement.
J’ai constaté un élément qui jusqu’alors était passé inaperçu. Je vieillis. Le phénomène est étrange. Le premier janvier, c’est la continuité avec le 31 décembre, mais après, tout s’accélère. Cette année je vais prendre huit ans en douze mois, et ça n’ira qu’en empirant. Ma femme commence à s’inquiéter d’autant que mon caractère devient, lui, de plus en plus difficile à supporter. Mais cette prise de conscience n’apparaissant encore qu’en fin d’année, elle n’a pas le temps de réagir que les pendules se remettent à zéro.
Vous êtes-vous déjà endormi en lisant un livre. Vous vous réveillez en sursaut, vous essayez de reprendre votre lecture, vous vous rendez compte au bout de trois lignes que vous avez déjà lu ce passage.
Pour moi, c’est un peu ce qui se passe. Je lis la bande dessinée de ma vie, mais je suis incapable de tourner la page et je relis indéfiniment la même double page. Je ne me contente pas de la relire je la revis.
J’ouvre à peine mes yeux qu’elle me fait déjà des signes. Elle me demande sur quelle année je suis bloqué. La question me semble incongrue tellement il est évident que ça ne peut être que 2007. Tout à coup je comprends où elle veut en venir, je lui réponds donc avec une crainte naissante.
A ma réponse je vois son visage qui s’assombrit soudain. Elle, c’est 2008 qu’elle revit inlassablement. Pas étonnent qu’elle ne puisse se souvenir de moi lorsque je la rencontre.
Nous sommes donc condamnés à un chassé-croisé surréaliste.
J’ai perdu tout espoir de sortir de ce piège temporel, l’année se passe, lui succède la même année. Une question m’assaille, question que je ne m’étais pas encore vraiment posée. En 2008, où suis-je ? La bande dessinée ne s’arrête pas au 31 décembre 2007 d’après ce que m’a dit Delphine.
Mais elle peut me le dire, elle, ce que je suis en 2008.
Delphine me regarde, des larmes coulent sur ces joues. Cette question, elle la redoutait, cela fait déjà longtemps qu’elle a la réponse mais elle ne voulait pas m’en parler. En 2008, je n’existe pas, en fait je suis mort dans cette fameuse nuit du nouvel an. Finalement ce piège me donne une espèce de sursis, un avant goût d’éternité.
Eternité, tout est relatif, je vieillis de plus en plus vite. Cette année je vais vieillir de 40 ans en douze mois. Autant dire qu’à partir de mars, ma femme va vraiment s’inquiéter. A partir d’octobre je vais devenir gâteux. Heureusement ma rencontre avec Delphine, si on peut appeler cela une rencontre se passe en début d’année soit avant que de commencer à vieillir.
J’ouvre les yeux, je suis seul. Delphine n’est pas là. C’est la cinquième fois que je me retrouve ainsi, seul. Evidemment, tout comme moi, elle vieillissait de manière accélérée. D’une façon ou d’une autre, elle n’a pas supporté. Au début je n’ai pas voulu y croire, au cours de l’année, la seule qui me reste, je l’oublie de plus en plus vite. Ce n’est que le 31 décembre que je retrouve ma lucidité. Cette année je vais prendre soixante douze ans en douze mois. En Août, au plus tard, je serai à l’hôpital pour traitement contre le vieillissement accéléré, et avec un peu de chance en décembre ça se terminera. La dernière fois ils m’ont récupéré de justesse, les cons !
Et voilà, je suis mort le 26 décembre à 22heures 31. C’est précis. Il paraît que je faisais au moins 130 ans. Comme si quelqu’un pouvait savoir comment on est à cet âge là.
Mais il y a un hic. Je suis toujours là et sans Delphine. Comment a-t-elle fait pour échapper à ce sort.
Comment cela va-t-il se terminer ! Il faudrait que je puisse prendre cent ans dans la minute qui suit le passage à la nouvelle année… Ca finira bien par arriver !