Les problèmes du langage, qu’ils ressortissent à la science ou bien à l’art, se ramènent infailliblement à un seul : adapter à la pensée, la meilleure forme d’expression.
De même que la toile définit les couleurs, de même que la statue définit le marbre, de même le langage doit révéler l’idée sans la trahir.
A mesure que la pensée, abordant des sujets plus savants, à mesure que l’homme, rendu plus audacieux, s’est penché sur des problèmes jamais encore étudiés, il lui a fallu modeler le langage de ses pères, inventer des vocables qui n’existaient pas : tandis que de vieux mots mouraient, des verbes nouveaux prenaient forme pour une existence peut-être éphémère.
Telle a été la vie du langage jusqu’au jour où des hommes ont voulu pousser plus loin encore leur investigation dans un domaine où la raison spéculative, où la démonstration logique n’avaient plus de place, et ce furent les premiers symptômes de l’impuissance d’une langue dépassée, désarmée devant des méthodes de recherche entièrement nouvelles.
Ces premières tentatives de bouleverser le donné du langage au point d’en faire quelque chose d’absolument différent de ce que l’on avait jamais vu demeurèrent pendant longtemps l’apanage du domaine poétique, mais on sentait de plus en plus que les philosophes allaient devoir suivre cette voie : ce qui les arrêtait, c’était cette habitude scientifique de vouloir tout expliquer suivant une logique qui, croyaient-ils, avait fait ses preuves, alors que tout simplement, elle venait d’être soumise à une épreuve qui n’avait fait que souligner son impuissance à rien révéler de ce que l’homme cherche à découvrir.
Jusqu’au jour où, et je parle d’aujourd’hui, où des savants appartenant aux disciplines les plus diverses, ont reconnu qu’il leur était impossible de continuer à exprimer leur pensée créatrice avec le langage de tous les jours, forcés d’admettre, eux aussi, ce que le philosophe pressentait, ce que le poète avait, lui, depuis longtemps mis en œuvre, retrouvant par là sa mission originelle, qu’il n’aurait jamais dû abandonner pour un rôle d’amuseur public, sa mission de devin, de grand messager des ténèbres révélatrices.
Cette introduction ne doit pas s’interpréter comme un rejet du langage coutumier qui, dans sa souplesse, est allé jusqu’à l’extrême limite de lui-même et a servi, beaucoup plus qu’on n’aurait pu l’espérer, à suggérer bien les mystères enfouis dans le vif de l’homme.
Mais chantons plutôt, d’abord, la louange de cette langue que nous ont léguée nos pères.
Lorsque l’enfant, à tâtons et avec un zèle remarquable, a fini par contrôler la forme des objets qui l’entourent, et par s’en faire une juste raison, ses parents, ses maîtres lui donnent d’autres formes en pâture, celles du langage et de sa transposition graphique...
Dès lors, commence un long apprentissage, une lutte constante vers la traduction la plus vraie de la pensée, si simple soit-elle, mais en butte aux faiblesses de l’homme lui-même ; faiblesse de la mémoire, penchants de l’imagination, désir du moindre effort de l’être trop vite content de soi ou, à contrario de ne jamais l’être.
Une lutte que mène l’enfant qui a grandi, celle de l’homme contre lui-même pour communiquer aux autres ce qu’il ressent clairement, ce qu’il voit, ce qu’il déduit, ce qu’il conclut.
Oui, très tôt celui à qui un maître a fait un riche cadeau - le style - très tôt celui-là se rend compte de la difficulté de transmettre son message car l’homme est ainsi fait qu’il espère traduire sa pensée et la trahit, est ainsi fait, d’ailleurs, qu’il croit comprendre celui qui parle et ne fait qu’entendre son propre désir.
Que d’efforts pour arriver à cette prose dont les modèles sont si rares à toutes les époques : -c’est la recherche du terme propre, indispensable pilier de toute architecture, soutien des fondations modestes ou audacieuses, -c’est l’épithète qui souligne la nuance comme une fresque décore un fronton, -c’est l’ordre des mots qui souligne davantage une intention, -c’est le premier effort du sentiment pour ne pas livrer une pensée trop nue et qui pourrait paraître revêche : première lutte aussi contre ce sentiment qui, livré à lui-même, emporterait tout dans son flot impétueux ; -c’est enfin la naissance de la phrase toute parée d’élégance, prête à l’adresse qu’on lui destine, comme cette gerbe de fleurs accompagnant un nom.
Et puis, plus tard, maître de soi comme de son style, il faudra varier ce bouquet, varier toujours, par désir de plaire, de ne point fatiguer, d’être écouté, de ne point décevoir.
Le langage, en les limites de ses forces, nous a donné d’admirables œuvres de précision, de clarté dont la forme faisait comme un miroir où transparaissait la pensée, et chaque lecteur qui s’y penchait apercevait sa propre image et se comprenait davantage.
De grands esprits lucides avaient affûté la langue de leurs pères, les uns désireux de traduire des sentiments, d’autres de formuler des ensembles, de fixer des énoncés, de forger une théorie sous la dictée de la raison.
Le secret de ces grands écrivains réside en ce qu’ils ont mis en application et constamment, ce principe « qu’il n’y a point de détail dans l’exécution » (Paul Valéry). (pour moi, l’exécution est une improvisation, un coup de cœur, c’est la préparation qui demande un maximum de réflexion et d’attention).
Comme une pièce jouée par une troupe d’acteurs où l’un ou l’autre se montre inférieur à sa tâche, énerve, finit par excéder le spectateur sensible, de même un texte non soigné jusque dans les recoins finit par rebuter : on ne sait parfois ce qui déplaît, ce qui manque, mais on sent que le texte n’est pas digne d’une plus longue attention et que la louange ne trouve pas en lui son objet.
NOTE : cette remarque est destinée à ceux qui se prennent au sérieux, pas à nos contributions sur ’la plume’ dans la mesure où elles témoignent, elles, d’un formidable élan de spontanéité, de créativité, de sincérité et de cœur ! Ce texte concerne l’a littérature au sens "académique & professionnel" du terme, pas au sens où nous le vivons avec tant d’enthousiasme, de générosité et de passion ici !
Mais quel bonheur de lire certaines pages à jamais célèbres et de celles dont la forme a suscité tant de respect qu’elles survolent bien haut les querelles de clocher et qu’elles sont admirées par tous, même par ceux qui s’opposent le plus aux idées contenues.
Ecoutez ce message de Pascal : "Ceux qui sont dans le dérèglement disent à ceux qui sont dans l’ordre que ce sont eux qui s’éloignent de la nature, et ils la croient suivre : comme ceux qui sont dans un vaisseau croient que ceux qui sont au bord fuient. Le langage est pareil de tous côtés. Il faut avoir un point fixe pour en juger. Le port juge ceux qui sont dans un vaisseau ; mais où prendrons-nous un port dans la morale" ?
Et cet autre (Paul Valéry, Dialogue de l’arbre) : "Comme sur le granit de l’illustre statue agit le jour naissant qui le fait résonner, ainsi Tityre, à l’aurore, improvise en lui seul, pour soi seul, des contes merveilleux... Mais tes rêves, Tityre, sont-ils de quelque prix ? Valent-ils au réveil d’avoir été rêvés ?
Il en est de si beaux... Il en est de si vrais !... Il en est de divins... Et d’autres tout sinistres... Si étranges, parfois, que je les crois formés pour quelque autre dormeur, comme si, dans la nuit, ils se trompaient d’absent et d’âme sans défense... Il en est de cruels d’avoir été trop doux : tel bonheur se déchire au moment qu’il me comble, et m’abandonne au jour sur la rive du vrai..."
On sent à quel point il existe une vérité de la forme qui transcende toutes assertions, mais une telle réussite ne s’obtient qu’au niveau d’œuvres exceptionnelles, déjà au bord de ce nouveau langage dont il faudra bien disserter tout à l’heure.
Sinon, que de déceptions parfois dans un texte tout simple et manifestement hanté par l’idée de se faire comprendre, par l’idée d’affecter son lecteur à ses théories ou bien de l’embrigader vers un mode de vie posé pour seul digne d’être suivi.
Et peut-être ce texte, si malheureux dans son objet manqué, n’est-il à ce point pitoyable qu’à cause du retard que les mots dont il est fait ont sur l’objet à défendre, car qui oserait à l’heure actuelle parler de Paix et de Liberté sans risquer d’être mécompris par ceux qui ont un peu vécu et connaissent le véritable contenu de ces notions ?
Les mots ne peuvent plus être isolés d’intentions tant de fois modifiées par tant de situations sociales ; ce qui nous fait dire que dans la mesure même où nous leur faisons confiance, nous sommes l’objet d’une effroyable trahison.
Langage, beau navire, voix unanime, trait d’union pour les besognes de tous les jours.
Mais ici je m’adresse aux penseurs : pendant combien de temps croyez-vous pouvoir vous servir de cet instrument imparfait dont on a extrait toutes les ressources et qui ne laisse plus apercevoir aujourd’hui qu’une ossature tant de fois réparée, rongée de rouille et, pour ainsi dire, prête à s’effondrer ?
Penseurs ! Pendant combien de temps avez-vous cru pouvoir vous servir du langage commun à tous pour exprimer des idées de plus en plus étrangères au patrimoine de tous ?
Et pourtant cette pensée vous venait à l’esprit à mesure de vos réflexions sur la nature secrète des choses, mais vous n’osiez pas, ou vous espériez quelque mutation qui transformât votre langue et qui la fît tout à coup à la fois outil de transformation et instrument de création !
C’est pourquoi, au lieu de vous lancer délibérément dans le neuf, vous vous êtes mis à inventer des mots, des mots qui n’avaient pas encore cours et que vous inculquiez à grands ahans sous l’écorce du langage, toujours pour définir une pensée qui échappait de plus en plus à la raison pure et chacun d’entre vous parlant, non pas différemment mais dans un sens qui lui était sien, ce fut un beau gâchis, un beau désordre.
L’incompréhension régnait en despote et le mépris les uns des autres et l’accusation de verbalisme. Et pourtant, s’il est un homme fait pour échapper à cette critique, c’est bien le philosophe, en quête de vérité, dont le désir est avant tout de confronter sa pensée aux choses mêmes et non d’être soumis aux mots.
Ce fut un beau malentendu !
Jusqu’au jour où quelques-uns, ils sont à peine d’aujourd’hui, se furent rendu compte que les normes étaient périmées, pilotis battus par le courant, et qu’il était indispensable, arrivé à un certain tournant de la pensée, de quitter ces sentiers imparfaits, comme on passe d’une géométrie à une autre, comme on passe d’un microscope à un autre, plus puissant. Plutôt que de continuer à surcharger la phrase pour pallier son insuffisance, de mots qui ne sont pas faits pour elle, mais sous leur poids elle plie et craque et le navire fait eau...
Oui, pendant combien de temps ceux qui désiraient cependant sortir du troupeau des vérités communes, et se lancer de l’autre côté du miroir des choses, pendant combien de temps au lieu de plonger délibérément dans le gouffre, se sont-ils béatement limités aux mots de tous les jours, ces mots qui sont autant de pierres pour un passage à gué au dessus du gouffre dont il n’est possible précisément de pénétrer les secrets qu’en s’y plongeant tout entier avec tous les risques que cette plongée comporte ?
C’est ainsi qu’autrefois déjà, des hommes s’étaient avisés de rompre avec la sacrée forme du langage de tous les jours et d’y introduire un élément nouveau qui permît quelque chose en plus que le sens littéral du texte : le rythme.
Désireux de guider le lecteur, l’auditeur, vers les arcanes qu’ils pressentaient, ils mirent un chant dans leur prose qui doublait la pensée, sans la suivre, mais qui l’élevait, qui faisait entrevoir, derrière la raison traduite, une ombre dont les plis laissaient supposer quelque chose de plus vrai, sous le verbe ; à leur phrase ils donnaient un aspect nouveau, et l’ordre même des mots tenait désormais plus à l’écrivain qu’au groupe auquel appartenait la langue : le poète, le premier, avait vu l’importance d’une forme en tant qu’instrument de création en face d’une vérité première transcendant les vérités particulières dont le règne doit faire long feu.
Désormais, la langue n’était plus une raison mise en lumière mais une lumière était née plus loin que la raison.
Hélas ! Les poètes eux-mêmes osaient trop rarement croire aux richesses des ténèbres, n’osaient assez fortement croire qu’en elles... la vérité pouvant, tout à coup surgir, comme une pellicule photographique lue d’une certaine manière laisse transparaître l’image non encore révélée.
A de rares exceptions près, aux époques révolues, le poète demeurait, comme le prosateur, lié à l’habitude anecdotique dans son désir d’exposer une histoire ou un sentiment : l’un décrit la couleur, l’autre cisèle une médaille ; en vérité ils me font penser aux chasseurs sous-marins qui se limitent aux faibles profondeurs, celles d’où l’on voit encore avec soulagement la surface de la mer et les jeux du soleil à l’altitude zéro, si réconfortants.
Les émotions ramenées de ces prudentes excursions sous-marines, encore qu’elles nous touchent un instant, ne nous dépaysent pas, ne nous font rien voir de neuf : elles sont encore trop logiques, et c’est bien là l’erreur de ces écrivains (qui avaient pourtant deviné quelque chose), d’avoir voulu rester avant tout intelligibles, car ils avaient accepté une fois pour toutes l’ordre établi dans l’univers soi-disant connu. Ayant adopté comme réel et pour seul ordre au monde, le visible et le langage courant, ils se livraient à quelques variations sur des thèmes CONNUS. Poètes, ils l’étaient parfois dans certains cris proférés, dans quelque larme versée, dans ce désir parfois exacerbé de quitter le siècle, d’exploser de leur condition humaine.
Le premier fut celui qui comprit que son poème n’était plus une fin en soi, mais un moyen d’investigation, un pont jeté entre l’existence et l’inconnu ; le premier fut celui qui sut qu’il fallait quitter les rivages de la raison courante vers des régions vierges, abyssales, ayant connu que c’était dans la nuit de l’homme que jaillit la lumière :
« Nuit en moi, dit le poète,
Nuit en moi,
Nuit au dehors,
Elles risquent leurs étoiles,
Les mêlant sans le savoir.
Et je fais force de rames,
Entre ces nuits coutumières,
Puis je m’arrête et retarde.
Comme je me vois de loin !
Je ne suis qu’un frêle point,
Qui bat vite et qui respire,
Sur l’eau profonde entourante.
La nuit me tâte le corps,
Et me dit de bonne prise.
Mais laquelle des deux nuits,
Du dehors ou du dedans ?
L’ombre est une et circulante,
Le ciel, le sang ne font qu’un.
Depuis longtemps disparu,
Je discerne mon sillage
A grande peine étoilé. »
Jules Supervielle, La Fable du monde
Fuyant toute logique, l’œuvre désormais n’est plus destinée à expliquer mais elle implique dans le cœur du profane ce qui jusqu’alors lui était demeuré étranger.
C’est à ce moment que le poète au sens littéraire du terme, se voit remplacé par le démiurge, et le langage par une secrète alchimie sur laquelle enfin aujourd’hui se penchent les hommes de science eux-mêmes... et ils se demandent si ce n’est pas là le verbe de l’avenir dans la sphère des connaissances actuelles où leurs travaux les ont conduits :
« Sur une bouche négligente,
Bien passé l’âge de raison,
le phlox sera un gros village,
le pourpier une empreinte obscure,
l’aubépine éclose une fugue,
la mangue sera une alliance,
la datte une pierre soumise,
la mirabelle une alouette,
et la framboise une bouée ».
J’ai parié d’alchimie. Voyez-vous d’autres noms pour cette recherche du moyen d’exprimer ce qui, par définition, est bien inexprimable ?
Et de quoi dispose le poète pour ces mystérieux travaux ?
Quelles sont ses matières premières ?
D’une part, un donné social : le langage, tel que nous le connaissons (oserais-je dire ‘par cœur’ ?). Un élément donné une fois pour toutes et destiné à traduire ce que l’on voit (puisqu’il est né à mesure que l’homme a vu) destiné à traduire en un mode intelligible par tous et suivant une logique, c’est-à-dire un ordre artificiel, qui constitue lui aussi un donné, un truchement bien imparfait dont le but est d’amener les hommes à se comprendre en surface et à déterminer, une fois pour toute, l’aspect phénoménal des choses : un outil pratique mais peu perfectionné.
D’autre part, des émotions à l’état pur, puisées dans une matière vivace et vierge (le fond même du poète) émanées de régions profondes de l’individu, non codifiées, non intelligibles.
Voilà le travail qui attend le poète : transformer un langage connu, et par conséquent inutile, en un langage absolument neuf et conforme à la nouveauté de son message. C’est alors que sera entreprise cette opération, quasi magique : dans le creuset du poème, il va mettre en présence les deux matériaux, les seuls dont il dispose, avec son génie comme catalyseur.
L’un des précipités linguistiques qu’il obtiendra le plus souvent sera la métaphore qui se prête assez bien au rôle qu’on lui fait jouer, de révélatrice d’un monde inconnu. La simple métaphore de nos vieilles leçons de style s’est bien transformée ! Elle a pris conscience d’elle-même et finit, coupée littéralement de ses amarres, par s’élever, seule, dans l’espace.
"Des rades font un songe plein de têtes d’enfants à l’heure de midi plus sonore qu’un moustique, Je m’assieds dans l’amitié de mes genoux, Femme à la taille de loutre entre les dents du tigre, Sous l’ongle de l’absence et la présence qui sont de connivence". (‘Eloges’, Saint Léger, ou Alexis Léger, qui signa ensuite sous le pseudonyme : Saint John Perse).
Tel est l’aboutissement épique de l’acte créateur, comme un pinceau de lumière crée les choses à mesure qu’il les retrouve dans la nuit.
C’est la grande sagesse des poètes d’avoir dégagé la sensation, à la fois du concret et de l’abstrait pour la lancer dans l’espace entre ces deux tendances où elle s’enflamme d’une vie propre ; loin du langage usuel qui la trahirait, loin, à la recherche de l’homme : "Dans la nuit, Je suis uni à la nuit, à la nuit sans limite, A la nuit". (‘Lointain intérieur, Henry Michaux’, psalmodie litanique, qui nous donne à entendre le rythme intérieur ?)
C’est ainsi que triomphe le poète qui, le premier entre tous, osa s’aventurer à côté du sentier de tous les jours, le premier osa quitter les rives de l’habitude pour écouter les chants plus sauvages, et les ramener tels qu’il les avait trouvés comme s’il les avait créés lui-même, à la fois rapsode et aède, sans admettre de les transposer en une langue où ils eussent perdu tous leurs échos. Et l’avance qu’il a prise un jour, il la garde aujourd’hui retrouvant enfin le rôle qu’il n’eût jamais dû fuir, quelque périlleux qu’il fût.
Qui cherche la vérité doit compter aujourd’hui avec le poète, car on ne peut frôler la création que dans le sillage des créateurs.
Et voilà qu’aujourd’hui la science s’impose la même règle d’or que celle qui règne dans le domaine de l’art où l’œuvre fait apparaître ce qui disparaît dans l’objet comme le sculpteur fait apparaître dans le marbre la vérité du marbre, et le poème n’est plus fait avec des idées ni avec des mots mais il est ce à partir de quoi cette apparence est ouverte et cependant se referme.
Mais où ? En quel pays laisse-t-on le fruit pour l’enveloppe, ou en quel pays le pois pour la cosse ? ou la mer pour l’odeur de la mer ? ou la rose pour le désir de rose ?
Beau rôle de mener quelqu’un à la découverte de ces mœurs poétiques où le poème authentifie "l’amour réalisé du désir demeuré désir*" par un pouvoir qui nous guérit de cette vieille faiblesse de vouloir tout expliquer et de rompre littéralement tout le charme, où le poème suggère seulement et passe par dessus le phénomène qui ne signifie, comme toute existence, à peu près rien, jusqu’à l’essence du monde où réside toute réponse à toute question., fût-elle encore informulée...
(*René Char, n’est-ce pas Jean-Marin, toi qui nous l’as remis en mémoire..).
Ces quelques réflexions nous ramènent à la dualité Prose-Poésie et la dissemblance entre ces deux concepts, j’oserai la définir en ce que la première de ces notions n’a de valeur intrinsèque que par son contenu qui est pauvre puisque la raison seule y trouve place, comme dans cette dissertation, d’ailleurs...
Tandis que la seconde trouve son objet par-delà son contenu même et dans la mesure où elle le dépasse, car elle trouve dans sa forme aux ressources non-limitées un pouvoir de suggestion supérieur au fond lui-même, et qui permet à celui qui s’en pénètre d’avancer davantage vers l’idée qu’il ressent ; la forme sert bien au départ de support à la pensée, la met en valeur, mais dans le poème, elle finit par avoir une existence qui lui est propre.
Alors qu’autrefois la forme suffisait à faire l’image, aujourd’hui elle la transcende et pousse vers la perfection de la notion en soi : de la réalité, elle passe vers la réalité vraie, vers la sur-réalité puisqu’il faut bien lui donner un nom.
Le mot en soi n’a plus de sens, mais uniquement dans la forme où il est présenté, dans la mesure où l’idée qu’il a cataloguée autrefois n’est plus démontrée mais pressentie.
Voilà exactement en quoi consiste cette victoire de la forme sur le contenu individuel de chaque mot.
Et cette victoire nous laisse la plus belle émotion, la plus pure parce qu’elle est un acte de liberté.
Une fois de plus l’homme affirme son désir de se libérer de tout ce qui l’empêche d’être lui-même et ce voyage en soi, qui lui permet de s’extérioriser avec tant de force, doit le consoler un peu d’être, comme dit le sage, "une abeille et sa ruche", c’est-à-dire la perfection faite imperfection...