Elle remonte le col de son manteau, à l’heure où les passants accablés et surmenés rentrent chez eux, elle, elle va besogner dans le troquet douteux où elle use ses plus belles années. Dans la rue, les boutiques ferment les unes après les autres, rideaux de métal baissés dans un grincement sourd, les bruits du quotidien réglés comme une horloge inéluctable. Dans quelques instants, elle croisera un homme en costume sombre, celui dont elle espère un regard mais qui comme chaque soir ne la verra pas. Dure loi de la vie, comment le très élégant propriétaire de la célèbre galerie suisse Berne Art pourrait s’intéresser à la pauvre serveuse d’un vulgaire café ?
Alors, elle continue son chemin, mettant ses rêves au rencard.
Travail de nuit au milieu des laissés pour compte, des déprimés de la vie, de ceux qui viennent chercher au bistrot la compagnie qu’ils n’ont pas chez eux. Et chacun y va de son couplet, de sa colère et de sa hargne et déverse sur elle ses années d’humiliation. Au début, elle souffrait de leurs insultes et de leurs regards indécents quand l’alcool commençait à enhardir leurs mains et leurs propos.
Maintenant, elle est devenue imperméable, elle ne prend plus à cœur les paroles blessantes de ces ivrognes en mal d’amour quand inlassablement elle repousse leurs avances. Sûr qu’aujourd’hui, quand au petit matin elle franchit la porte de son appartement, elle n’est plus que brisée par la fatigue et non plus par le désespoir et la honte.
Et puis, il y a Vévert son patron, qui cuve toute la soirée, accoudé au comptoir, les litres de bière qu’il a ingurgités dans la journée. Encore heureux ! pense t’elle. Elle le préfère endormi qu’aviné et les mains baladeuses ou passant son temps à lui hurler dessus comme il le faisait autrefois. Elle l’entend encore lui répondre dés qu’elle lui posait une question :
C’est pas compliqué pourtant, je te l’ai déjà dit, t’as quatre choses à retenir : ni coca, ni cola, prix, heures de fermeture et d’ouverture ! P’tain, faut pas être sorti de la cuisse de Jupiter pour le comprendre !
Puis immanquablement, il éclatait d’un rire tonitruant et gras, fier de sa bêtise et du malaise dans lequel il la plongeait et du rouge qui lui montait aux joues.
Il y a aussi les habitués, ceux qui sont déjà là quand elle arrive et qui ne partiront que vers quatre heures du matin quand elle fermera la boutique, titubant, chancelant et trébuchant à chaque pas comme Duclos, dit bec de lapin, à cause des tics que l’alcool provoque chez lui et qu’elle a retrouvé plusieurs fois endormi dans le caniveau de la ruelle jouxtant le café.
Ou encore Antoine, le vieux prof de mathématiques qu’une retraite précoce a plongé dans un profond ennui qu’il noie dans des litres de pastis et qui répète chaque nuit inlassablement le même rituel. Il commence par gribouiller sur le tableau des tarifs le début d’une formule qu’il ne finit jamais : π r...
Déca ! Hermine, s’il vous plait ! s’écrit-il ensuite comme absorbé par son travail.
Au début, elle avait tenté de lui expliquer qu’elle ne s’appelait pas Hermine mais Luce et immanquablement il recommençait le lendemain, alors elle a renoncé.
Toute à ses pensées, elle franchit le seuil, retire son manteau et attache son tablier, elle a le cœur léger. C’est son dernier soir, quand elle finira son service elle expliquera à Vévert qu’elle démissionne parce qu’elle n’en peux plus de ce sordide boulot qui ne lui paye qu’à peine son loyer. C’est certain, elle l’a décidé, demain soir, elle restera chez elle. Elle en est convaincue, tout aussi convaincue qu’elle l’était la veille à la même heure ou les autres soirs et ce depuis des années.