Je m’appelle Jane Doe, du moins c’est le nom qui est écrit sur l’étiquette que l’on a accroché autour de ma cheville avant de me mettre dans ce grand tiroir glacé. Demain, les tests ADN révèleront mon identité. Du moins, je l’espère, car moi non plus, je ne sais pas qui je suis, je n’en ai aucun souvenir et l’idée d’être une inconnue ne m’agrée pas.
C’est étrange la mort, je ne m’attendais pas à cela. Je pensais que c’était une espèce de grand trou noir dans lequel on glissait, vide de toute connaissance, inconscient même d’avoir été autre chose que ce néant.
Eh bien, je dois bien reconnaître que je me suis trompée. Non seulement, je sais que je suis morte mais en plus je sais où on a retrouvé mon corps. Je me souviens même de celui qui m’a tuée, une espèce de grand type au visage hideux qui portait un long manteau de cuir noir.
Il m’a poursuivie sur le quai qui longe le vieux port mais il était plus fort que moi. Un moment j’ai même cru que j’avais réussi à lui échapper, j’ai ralenti ma course, j’étais épuisée. Mes cheveux étaient trempés de sueur et se collaient sur mon visage, mon cœur était sur le point de flancher, je sentais mes jambes flageoler et je n’arrivais presque plus à respirer.
Et d’un seul coup, comme surgi de nulle part, il s’est laissé tomber me plaquant brutalement sur les pavés gris. Là j’ai su que c’était fini mais je n’ai pas renoncé, j’ai continué à résister. Je me suis débattue mais il s’est acharné en y mettant tout son talent et soudain, j’ai senti une douleur très vive et puis plus rien. J’ai du m’évanouir.
Quand j’ai repris connaissance, enfin si je peux m’exprimer ainsi, il y avait des gyrophares, et des gens en uniforme partout. Un homme finissait de m’emballer dans une espèce de housse noire tout en se plaignant de cette stupide arthrose qui le faisait souffrir. Là forcément je ne voyais plus rien mais je les entendais.
Et puis, après, on m’a amenée ici, ça ressemble à une sorte de salle d’hôpital, j’avais déjà vu ce genre d’endroit sur une photo dans le dictionnaire médical quand j’étais à l’école. On m’a retiré mes vêtements, ils les ont fouillés, il paraît que je n’avais aucun papier sur moi, pourtant, je suis certaine que j’avais mon sac à main, enfin, il est peut-être tombé à l’eau quand ce sale type m’a agressée.
Un inconnu en blouse blanche m’a examinée sous toutes les coutures, pas facile à supporter quand on a toujours été très pudique comme moi. Il a secoué la tête d’un air embêté et il a dit « désolé inspecteur, mais je crois bien que c’est le même tueur, enfin, je vous en dirai plus tout à l’heure lorsque j’aurai fait l’autopsie ».
Et puis, je me suis retrouvée ici, couchée sur une plaque de métal avec un drap qui me recouvre la tête.
Ce qui me semble bizarre, c’est cette impression de froid et ces fourmillements que je ressens partout sur le corps. La mort, c’est pire que tout, jamais je n’aurais imaginé que l’on pouvait encore avoir des sensations. Enfin, ça ne va peut-être pas durer, il faut sans doute un délai avant que mon cerveau réalise que je suis morte, je n’ai jamais été très rapide, c’est certainement à cause de ça.
Je ne sais pas combien de temps tout cela va durer mais si l’éternité c’est comme ça, ça va pas être drôle tous les jours.
Et puis voilà que j’ai faim maintenant, j’ai envie d’un steak, pas de pain ni de fromage, non, non d’un bon steak bien épais et bien saignant. Alors là, c’est incroyable, parce que si il y a bien quelque chose que je n’ai pas oublié c’est que j’étais végétarienne. J’ai beau essayer de penser à autre chose mais l’image de ce bon gros morceau de viande dégoulinant me hante.
Tiens... il y a du bruit de l’autre côté, je vois comme une lumière bleue, je me sens soulagée, tout va s’arrêter, c’est le moment où je vais franchir la ligne et tout oublier.
Ah flûte alors, c’est seulement l’inconnu en blouse blanche qui a ouvert la porte et qui fait glisser le tiroir ! Il retire le drap qui me recouvre et j’ouvre les yeux. Si, si je vous assure, je n’en reviens pas moi-même, mais j’ouvre les yeux.
Il me regarde terrifié.
L’image du steak se substitue à lui et sous l’effet d’une pulsion que je n’avais jamais ressentie je me rue sur l’homme et plante mes crocs dans son cou. Je sens la vie couler dans mes veines, elle me brûle et m’embrase. Je me sens forte, invincible, rien ni personne ne m’arrêtera. Je me lève et avant de sortir, on ne se refait pas, j’enfile un imperméable que j’ai trouvé posé sur un bureau. J’essuie d’un revers de la main le sang qui recouvre ma bouche et je sors.
La lune me sourit, je vais rejoindre les miens.
Demain, à la une des journaux, on lira : « Mystérieux assassinat cette nuit du Docteur Vogan, médecin légiste, chargé d’autopsier les victimes de celui que tout le monde appelle déjà le Vampire de Brooklyn ».