La forêt était fraîche et silencieuse, elle marchait lentement sur l’étroit sentier sinueux qui se faufilait entre les chênes et les hêtres majestueux. Elle avait ressenti le besoin de cet instant de tranquillité et de quiétude après les tensions du déjeuner. Elle détestait ces discussions incessantes entre Marc, son époux et Jérôme, leur fils aîné. Le ton montait et Marc finissait par lui demander de prendre position pour l’un ou pour l’autre. Mais que pouvait-elle dire, elle, prise en étau entre deux êtres qu’elle aimait profondément et dont elle comprenait si bien les aspirations.
Bien sûr, elle concevait la position de son mari, si fier à l’idée que lorsqu’il partirait en retraite son fils reprendrait le cabinet médical et sa clientèle. Mais en même temps, elle connaissait le désir de Jérôme depuis déjà très longtemps d’intégrer l’organisation Médecins sans frontière et de partir en Asie sauver des vies. Et voilà, il s’en allait dans une semaine et venait de l’annoncer à la famille.
Marc était devenu très pâle, il avait tenté de se contrôler mais sa colère avait fini par éclater. Jérôme avait quitté la salle à manger en claquant la porte, sous l’œil réprobateur de Lucie, sa sœur.
Elle secoua la tête comme pour essayer de chasser ce souvenir de sa mémoire. Il fallait qu’elle prenne du recul, qu’elle se calme avant de rentrer affronter la mauvaise humeur de son mari.
Sur le chemin du retour, elle décida de passer à la bibliothèque où elle travaillait quatre jours par semaine. Sa collègue, Jessica, serait certainement heureuse de partager un café avec elle et puis, ça retarderait encore de quelques minutes le moment du retour à la maison.
Dés qu’elle franchit le seuil de la porte, elle le vit. Il se tenait debout devant le bureau, il n’avait pas changé, enfin... presque pas. Trente années étaient passées, mais il était toujours aussi beau, aussi séduisant, peut-être même encore plus qu’à vingt ans. Elle s’approcha de lui en souriant, un peu intimidée, elle se sentait redevenir cette jeune fille de 18 ans, un peu effacée et timorée qui l’observait à la dérobée pendant les cours.
Il tourna les yeux vers elle et un sourire illumina aussitôt son visage. Il se pencha et l’embrassa. Elle sentit le rouge lui monter aux joues comme à l’adolescente que cette rencontre avait réveillée.
Jeanne, quelle surprise ! Tu n’as pas changé, que deviens-tu ?
Ah Gilles, quel flatteur tu fais ! Bien sûr que si j’ai changé, la dernière fois que nous nous sommes vus, j’allais avoir 19 ans et j’en ai maintenant 48. Mais toi, que fais-tu ici ?
C’est une très longue histoire et si tu as un peu de temps devant toi, je t’offre un verre chez Lili et je te raconte tout.
Elle hésita un peu, jeta un regard affolé à Jessica qui observait la scène en souriant et finit par accepter.
Ils sortirent ensemble, traversèrent la place et s’assirent à une table en terrasse l’un en face de l’autre.
Pendant presque deux heures ils se racontèrent leur vie. Elle lui relata l’abandon de ses études de droit, son mariage précipité avec Marc et la naissance trois mois après de Jérôme, puis celle de Lucie. Elle lui fit part aussi de la situation critique que vivait sa famille suite au choix de carrière de son fils. Elle s’ouvrit à lui comme jamais elle n’avait su se confier à qui que ce soit.
Quant à lui, il était devenu un avocat plutôt renommé, s’était marié avec une de ses consœurs dont il était en train de divorcer et avait une fille de vingt ans qui suivait leurs traces et venait de commencer des études de droit. Il était tombé gravement malade un an auparavant et depuis sa rémission, il avait ressenti le besoin de revenir aux sources et de s’installer à la campagne pour se reposer et retrouver, comme il le disait, le « goût de l’essentiel ».
L’horloge de la mairie sonna huit heures, ramenant Jeanne à la réalité. Elle prit congé de Gilles le cœur léger, lui proposant de venir dîner le lendemain chez elle.