Sur la bruyère douce, la brume du matin s’évaporant abandonne quelques gouttes de rosée qui glissent et se rejoignent en étroits ruisseaux translucides. L’aube succombe à l’aurore et la forêt émerveillée par la lumière dorée s’éveille doucement à la vie. Un peu de vent fait frissonner la cime des arbres centenaires laissant pleuvoir une cascade de feuilles aux teintes ocres et rouges, papillons multicolores qui le temps d’un soupir tapissent le sol dans un bruit étouffé de soie froissée. Entre l’humus aux essences poivrées et les pins, l’air s’emplit de nuances odorantes et subtiles attirant une splendeur venue de la clairière, un tabac d’Espagne, une merveille aux ailes orangées parsemées d’ocelles brunes qui virevolte entre les frênes et les hêtres.
Mais dans le calme apparent et la plénitude qui semblent régner, une nouvelle court et se répand comme une traînée de poudre, se glisse entre les lierres atterrés qui chuchotent aux faîtes des grands feuillus.
Au cœur d’un épais taillis, un drame se noue, un grand cerf majestueux aux bois imposants épuisé par la traque sans merci que lui ont livré des hommes a réussi à rejoindre cette terre d’asile mais trop affaibli s’est effondré sur la mousse humide à l’orée de son refuge.
Jamais, il n’a courbé l’échine, jamais il n’a renoncé à ce désir de vivre qui l’a toujours poussé à se battre, mais aujourd’hui, harassé, il reste allongé malgré les encouragements de ceux qui l’entourent tentant de lui redonner courage et de l’entraîner dans les profondeurs, là où les chasseurs ne s’aventureront pas. Malheureusement déjà, ils entendent les chiens aboyer alors dans un sursaut de fierté, il se redresse mais, lui autrefois si fort, se sent si fragile et désemparé. Il baisse les yeux sachant qu’il n’échappera pas à son cruel destin mais bien décidé à vendre chèrement sa vie.
L’histoire de cette tragédie parvient alors jusqu’au patriarche, un vieux charme courroucé qui s’indigne de l’outrecuidance des hommes. Il crie à qui veut l’entendre qu’en tant que quatrième souverain, jamais il ne laissera un tel crime se produire dans son royaume. Sa colère est si vigoureuse, que les trembles frémissent, que les bouleaux frissonnent et que les hauts merisiers et les vigoureux châtaigniers craquent de toutes leurs branches. Les animaux effrayés par un tel emportement regagnent leurs cachettes en poussant des cris épouvantables.
Face à un tel vacarme, les traqueurs ont suspendu leur poursuite à quelques mètres des premiers buissons et inquiets rebroussent chemin.
On dit que nulle personne n’ose s’aventurer depuis ce jour dans la forêt paisible où pourtant sur la bruyère douce la brume du matin s’évaporant abandonne quelques gouttes de rosée...