La tolérance, il y a des maisons pour ça !
Tu laisses échapper un soupir, il te fatigue le vieux avec ses phrases toutes faites. Est-ce que toi, tu ne tolères pas ses canettes vides qui traînent et ses cendriers qui débordent.
Tu pourrais au moins me laisser regarder la Star Ac
Je ne vais pas manquer un match de ligue pour écouter chanter tes dégénérés, va plutôt sortir le chien.
Quoi ? Sous la pluie ? T’as pas mis le nez dehors, il fait une vraie tempête.
Mine de rien, la conversation est en train de glisser sur une pente agressive et tu sais que tu n’y gagneras rien, pourtant tu ne peux pas t’empêcher. Facile de le faire mousser, le paternel, même pas besoin de bière, suffit de résister à ses dictats de légionnaire en retraite. Tu t ‘es retenue, tu allais dire en rut, mais ça, c’était il y a longtemps, avant que maman soit partie.
T’as qu’à y aller, toi.
Il n’en fallait pas plus pour faire éclater l’orage. Le point de rupture est dépassé, le visage du père vire au cramoisi. Tu n’attends pas qu’il ait fini de s’extraire du canapé, tu es déjà à la porte. Quand il a enfin retrouvé un peu de souffle pour te poursuivre de ses vociférations, tu es dehors avec le chien, serrant sur ta tête la capuche de l’imperméable.
Il n’y a pas un chat dans la rue, et pour cause, il tombe des cordes. Pourtant tu t’arrêtes à la vitrine éclairée du bijoutier. Tu ne saurais définir ce qui t’attires de la chaleur de l’or, du scintillement du diamant, des richesses inaccessibles, mais tu restes là quelques secondes, suffisamment pour que le chien impatient se mette à tirer.
Il faut que tu trouves à t’abriter. Tu viens à peine d’y penser que tu t’engouffres dans l’impasse. Il y a de la lumière dans l’atelier d’Ali, alors tu pousses la porte. Ali, c’est un mélange d’artiste et d’artisan, tendre et bourru, silencieux et érudit, sûrement un peu poète. Tu t’arrêtes quelquefois chez lui, tu aimes respirer l’odeur de térébenthine et de cire de sa boutique. Il ne te parle pas, il te laisse toucher, fouiller, fouiner, il t’accompagne de son sourire bienveillant. Et toi, tu le harcèles de questions. Alors de temps en temps, il pose ses brosses et il s’assied. Et c’est lui qui se met à te parler longuement, et tu sens l’engourdissement qui te gagne.
Aujourd’hui, il te voit mouillée et tremblant de froid. Il disparaît un instant dans la boutique et revient avec un verre de thé à la menthe bien sucré et fumant. Ton chien, lui, s’est couché sur un tas de copeaux.
Ce soir, Ali te sent gelée au dedans et au dehors. Alors, pour le dedans, il se met à te raconter une histoire, celle d’ un homme qui s’appelait Ali comme lui, mais que les européens appellent Avicène, un grand savant érudit de la Perse, avant les croisades des premiers chrétiens. Tu t’efforces de l’écouter, tu sens que tu devrais te passionner, mais encore une fois, tu sens que tes paupières s’alourdissent.
C’est le chien qui te réveille, il vient de s’ébrouer, donnant le signal du départ. Tu t’excuses auprès d’Ali pour t’être endormie, mais il te répond que ça ne fait rien, il passe ses longs doigts dans ta tignasse et pose un baiser sur ton front. Dehors, la pluie s’est un peu calmée. Tu rentres à l’appart sans bruit, et tu trouves le paternel endormi. Tu te cales dans l’autre coin du canapé, un coussin entre tes genoux repliés sous le menton, tu suces ton pouce et tu mets la Star Ac en sourdine.