Il est sorti de chez lui, a resserré son nœud de cravate devant le miroir de l’ascenseur, acheté son journal au kiosque du coin et assis au comptoir du bar d’en face il a survolé la page économique devant une tasse de café. Après avoir jeté un rapide coup d’œil sur l’horloge de l’église, il a fait glisser quelques pièces sur le comptoir et est descendu jusque sur le quai de la station.
Cela faisait des années qu’il répétait les mêmes gestes, cette routine le rassurait. Quel paradoxe ! Enfant, il se rêvait aventurier, chercheur d’or, chasseur d’éléphants ou reporter photographe de guerre, mais le destin en avait décidé autrement, il était devenu cadre supérieur dans une multinationale.
Il croisa son reflet dans la vitre du métro, un peu de gel dans les cheveux, quelques gouttes de son parfum préféré sur le revers de sa veste, décidément il était fait pour la vie qu’il menait.
Il regarda autour de lui, il connaissait les visages et parfois même les habitudes de ces inconnus qu’il croisait chaque jour. Par exemple, la rousse au manteau de fourrure se précipitait vers la porte dés que ralentissait la rame à la station Pigalle. Pendant plusieurs mois, il avait eu envie de la séduire, elle était plutôt jolie mais un matin elle était accompagnée d’une de ses amies, il avait tout entendu de leur conversation parlant haut et s’esclaffant stupidement, il avait repensé à ce que disait sa mère autrefois : « sois belle et tais-toi ». C’est vrai que certaines femmes ne devraient jamais ouvrir la bouche, elles brisent tout le charme qui émane d’elle. Soudain il pensa qu’il devait en être de même pour certains bellâtres qu’il entrevoyait parfois…l’idée l’amusa et il réprima un sourire. Dans le métro, on ne sourit pas, on ne regarde pas les autres, on ne tente pas d’entamer une conversation…il suffit de se conformer aux règles implicites pour vivre en parfaite harmonie avec la faune parisienne.
Arrivé à destination, il se leva et se dirigea vers l’immeuble où se trouvait son bureau. Dans le reflet de la porte vitrée il vit un homme assis sur un banc. Il n’y avait rien d’extraordinaire à cela et pourtant sa présence l’intrigua. Il était vêtu d’un caban bleu marine, d’une écharpe et d’un bonnet beige, il lui rappelait un gardien de phare qu’il avait connu bien des années auparavant. Quelques flocons qui voletaient se déposaient comme un fin duvet insolite sur lui et l’auréolaient d’une étrange lumière.
Il devait être 19 heures quand il quitta son bureau, il s’engouffra dans le métro au milieu de la foule et trouva une place assise près de la vitre. En levant les yeux, il sursauta, l’homme au caban était sur le siège en face de lui et le dévisageait. Ses yeux exprimaient une douceur extraordinaire et un vague sourire illuminait son visage. Il avait dû le suivre et cette idée inquiétante le poursuivit tout au long de trajet.
La nuit qui suivit fut difficile mais le lendemain cette histoire lui parut ridicule et il reprit ses habitudes. Quand il réajusta sa tenue dans l’ascenseur, il vit l’homme au caban dans le miroir, il le trouva aussi devant le kiosque puis au comptoir du bar et encore dans le métro. Il se trouvait devant les portes de son bureau. Il tenta de l’aborder afin de comprendre cette omniprésence mais l’homme se contentait de le regarder et de lui sourire. Cette situation dura des jours et des jours, il imagina mille stratégies mais aucune ne fonctionna, il changea ses horaires, ses habitudes mais le harcèlement continua inlassablement. Il perdit le sommeil, l’appétit, le goût de vivre.
Alors un soir, à bout de force, il se jeta de son sixième étage. Sur le trottoir, au milieu d’une flaque de sang, on le trouva gisant vêtu de son caban, le bonnet et l’écharpe beige maculés de rouge.