Je pense au train qui était encore en retard, à cette femme qui manque de faire un malaise en ouvrant la lettre où il est écrit qu’elle est enceinte, aux relents de friture du fast-food asiatique, à la chemise rayée que je viens d’acheter pour une bouchée de pain, au prix de la baguette qui va encore augmenter, à l’ascenceur qui est tout le temps en panne, à la voiture qui pourrait me lacher, aux points que je vais perdre parce que j’ai été flashé, aux photos des vacances qu’il faut faire développer, au club de gym où je pourrais m’inscrire, à la carte d’identité que j’ai trouvé hier avec un visage de jeune fille au prénom d’Aurélie, à l’humeur du postier surchargé de colis, au timbre de Sarkozy en vente en Israël, au grand nombre de morts qu’il faudra encore pour que soit réglé l’Histoire au Moyen Orient, à mon oncle d’Amérique qui n’envoit que des soucis, au dîner de ce soit, avec des hamburgers et peut-être des frites avec un grand Coca.
Je pense que j’ai peut-être oublié d’éteindre mon ordinateur, ou la lampe de bureau, mais que j’ai, c’est sûr, oublié quelque chose avant de quitter le travail et que, probablement, demain, cela ne marchera plus, ou fonctionnera moins bien, sans parler de la consommation électrique et des nouvelles centrales qu’il faudra bien construire pour réparer les erreurs, la connerie, des types comme moi qui, tous les soirs ou presque, négligent leurs devoirs écologiques alors que c’est pourtant tellement simple de faire ces petits gestes qui sauveront la planète comme le disent les plus grands spécialistes de ces questions dont je ne suis pas.
Je pense à l’extincteur que les gars de la sécurité sont venus vérifier cet après-midi et qui était hors jeu depuis très longtemps, tant et si bien que s’il y avait eu le feu dans les locaux, j’aurais pu griller, moi comme les autres collègues de mon équipe, ces personnes, plutôt aimables qui m’accompagnent tous les jours dans mon travail, avec qui je déjeune, parfois, et même Agathe la standardiste qui se renverse sur moi de temps en temps, quand elle n’a rien d’autre à faire et que son standard est bloqué, en panne, cassé, sans appel, plonge ses grands yeux dans les miens et sa grande langue dans ma bouche rien que pour voir si je suis excité alors que non, je ne le suis pas, je ne le suis plus, parce que j’ai trop l’habitude qu’elle agisse comme cela et que même si elle me plaît comme elle plaît à tout le monde, aux hommes surtout, je ne supporte plus ses manières de croire que je suis à elle tout cela parce qu’un soir de dîner de travail je l’avais raccompagnée chez elle pour y faire des affaires intéressantes où nos corps se sont exprimés intensément, même si j’étais bourré.
Je pense que parfois il en faut peu pour rater le coche d’une vie de bonheur et qu’en laissant, ne serait-ce qu’un peu la pelote de joie se dévider, se déliter trop vite, les bonnes choses passent à côté, pas loin, mais suffisamment pour que l’horizon se bouche et que les nuages s’amoncellent à jamais au dessus d’un destin, sur une vie d’homme à qui il ne reste plus que la transcendance pour croire vu que l’immanence est triste à pleurer, d’autant que les vacances ont été pluvieuse, que le vieux chien est mort, le jour même où la voisine, cette adorable grand-mère aux mains douces et ridées qui se laissait accompagner sans rien dire au marché du dimanche, est allée rejoindre son mari, au ciel, là où il l’attendait depuis qu’une méchante silicose attrapée à la mine l’avait emporté à jamais.
Je pense à ce que je pourrais faire demain, si je ne travaillais plus, si je ne prenais plus le train, si je ne m’asseyais plus devant un bureau pendant de longues heures avant de reprendre le train et de dormir vite et bien avant que tout le bordel recommense, aller à la plage ou me ballader dans les pinèdes, consuire un chameau dans les ergs et les regs, dormir tard, manger trop, boire sans soif, aimer sans rien en attendre d’autre, regarder les étoiles apparaître et mourir, les vagues apparaître et mourir, les arbres apparaître et mourir.
Dis donc, mon chou, t’es un résistant, toi !!! Je suis sûre que t’as un truc pour durer si longtemps et j’crois pas qu’ce soit l’viagra. Tel que t’es là, tu dois te concenter sur les impôts ou quelques chose !
Je pense que si je n’étais pas dans cette fille parce que j’avais du bonheur ailleurs, si je pouvais ressentir des trucs, de l’amour, du respect, de la passion, même instantanée, si je pouvais ne pas réfléchir au quotidien, à la vie, à toutes ces choses, pour éviter la débandade, j’irais vachement mieux.
Oui vachement mieux !