Bonjour petit. Tu es encore là aujourd’hui ? Tu l’as déjà vu combien de fois ce film ?
Trois fois m’sieur.
Monsieur Vergès, le propriétaire du cinéma REX, faisait également office de directeur, de caissier et de projectionniste. Il dut se pencher par dessus son guichet pour s’adresser au petit bonhomme qui lui tendait deux pièces de cent francs. Pour l’instant, il pouvait se permettre de discuter un peu, le gamin était le premier client ! L’horloge murale indiquait un peu plus de 18 heures et la séance de 19 heures débutait rarement à l’heure.
Tu as l’intention de venir à chaque séance ?
Je sais pas ! c’est pour mon grand père.
Comment ça ton grand père ?
Monsieur Vergès avait sursauté. Le grand père du garçonnet, le comte d’Entremont, était mort ! Colonel dans l’armée, ce dernier avait été tué en Afrique au cours d’un raid touareg deux ans plus tôt. La disparition du châtelain n’avait perturbé le village que le temps d’une cérémonie militaire pour laquelle le ministre s’était déplacé en personne. Depuis lors, le fils aîné du comte, le père du gamin, s’occupait de la grande propriété familiale et le cours immuable du temps avait repris ses droits.
Le cinéma de monsieur Vergès était une petite salle aux murs blanchis à la chaux et au plancher grinçant sur lequel était disposée une cinquantaine de chaises d’écolier. L’écran, une simple portion de mur, était recouvert d’une peinture à l’huile trop brillante. La cabine de projection lui faisait face, visible par deux ouvertures circulaires, l’une destinée au projecteur et l’autre à la surveillance de la salle par le maître des lieux.
Le petit fils du comte était un garçon fluet à la tignasse brune et aux yeux bleus très clairs. Il portait des culottes courtes retenues par des bretelles de cuir, une chemisette à carreaux et des sandales noires. Rien de bien original pour un gamin de la campagne aquitaine au milieu de l’été 61. Pourtant il y avait chez lui quelque chose d’étrange, d’irréel. Peut être était-ce son regard de glace, dont la transparence bleutée évoquait des profondeurs insondables ? En ce moment le regard du petit était grave.
Oui grand père est dans le film !
Monsieur Vergès fit semblant de ne pas avoir compris. Le film, un western avec John W., n’avait aucun rapport avec l’Afrique et encore moins avec l’armée française. Pourtant le garçonnet insistait.
Oui m’sieur ! les indiens veulent le tuer !
Le projectionniste gardait le sourire mais il se sentait mal à l’aise, déstabilisé par la conviction qui perçait dans la voix du petit.
Tu dois confondre. Tu as vu un homme qui ressemblait beaucoup à ton grand père. C’est un film, avec des acteurs ... des américains.
Il aurait dit "des martiens", il n’y aurait pas eu plus de déférence dans sa voix.
Le gamin ne réagissait pas. Ses yeux, fixés sur le vieil homme à la blouse grise, imploraient un peu de compréhension. Lorsqu’il réalisa qu’il ne la trouverait pas, il se renfrogna et une barre soucieuse se forma au milieu de son front. Le vieux projectionniste s’en aperçut, sa voix se radoucit.
Allez petit, vas y et regardes bien celui que tu crois être ton grand père et ... au fait tu ne l’avais plus revu depuis combien de temps ton grand père ?
Quatre ans m’sieur !
Quatre ans ! tu ne te souviens plus très bien......
Oh si m’sieur. On a une photographie dans la salle à manger.
Monsieur Vergès haussa les épaules, fataliste.
Si tu le dis ! Et qu’est ce que tu espères en venant à chaque séance ?
Les yeux du garçon s’arrondirent de surprise.
Mais m’sieur, c’est mon grand père ! il faut que je l’aide.
De nouveaux clients arrivaient, le projectionniste remit sa casquette de caissier et tendit un ticket à l’enfant.
Vas t’asseoir devant, comme d’habitude !
Oui m’sieur, merci m’sieur !
Le vieil homme eut un sourire attristé en regardant filer le petit bonhomme. La mort du grand père avait manifestement perturbé l’enfant. D’autres clients approchaient, les premiers étaient des "parisiens" qu’il ne connaissait pas. Sans doute les enfants ou les petits enfants d’une famille de la région qui avait tenté sa chance à la capitale, à la fin de la guerre. Ces gens là ne plaisaient pas au vieil homme. Trop bruyants, méprisants. Des parisiens en somme !
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Philippe d’Entremont, fils du comte d’Entremont quatorzième du nom, et petit fils du colonel de spahis Bertrand d’Entremont, disparu dans le désert nigérien, courrait vers sa chaise.
Du haut de ses dix ans et de son mètre cinquante trois le jeune garçon était doté d’une sensibilité et d’une perspicacité anormales. Dès le début de la conversation, il avait senti que le vieil homme ne comprenait pas un mot de son histoire. Monsieur Vergès devait le croire un peu fou, un peu dérangé comme disaient les gens du village. Il n’avait pas encore atteint l’âge "de raison" mais il savait que son grand père avait besoin de lui et il devait l’aider. "Un d’Entremont ne demande jamais qu’on lui dise où se trouve son devoir, il le sait", aimait à répéter son père. Cela faisait rire ses idiotes de sœurs, mais lui, Philippe savait très bien ce que cela signifiait.
Le film ne commencerait pas avant une bonne demi-heure, monsieur Vergès serait en retard comme d’habitude. Il ne pouvait pas vendre les tickets à l’entrée jusqu’à 19 heures et être prêt, à la même heure, pour démarrer le projecteur et envoyer la première bobine. Philippe réfléchissait à la façon dont il allait procéder. Cela faisait deux jours qu’il ne pensait qu’à ça. Il avait un peu de temps pour ordonner ses idées et répéter mentalement le scénario qu’il avait imaginé.
Son grand père était conducteur de chariot dans une caravane qui se dirigeait vers l’ouest en traversant les montagnes rocheuses. Au début de la seconde bobine, le convoi de pionniers était attaqué par les indiens. Le héros (John W.) disposait les chariots en cercle, puis, pendant de longues minutes, le combat faisait rage. Un peu avant que n’intervienne la cavalerie une flèche se fichait dans la poitrine de son grand père.
Depuis, le jeune garçon voyait, toutes les nuits, le regard triste du vieil homme se voiler à l’approche de la mort.
Les yeux de l’enfant restaient fixés sur le mur blanc tandis que la salle se remplissait lentement. Remplir était un bien grand mot. Sur la cinquantaine de chaises disponibles, la moitié était inoccupée, comme toujours. Son regard descendit vers le plancher noirci par la crasse et le passage répété de générations de cinéphiles.
Le gamin devina, plus qu’il ne la vit, la présence de Florence un peu en retrait derrière lui. Florence était venue avec ses parents, les pharmaciens du village, et il pouvait sentir son odeur de violette depuis l’endroit où il se trouvait. Il était depuis toujours amoureux de la fillette et il aurait tout donné pour qu’elle vienne s’asseoir à ses côtés. Mais aujourd’hui il ne pouvait rien faire ; il avait une tâche à accomplir, une mission... il se tassa un peu sur sa chaise pour passer inaperçu. Florence ne l’avait pas vu, sinon elle serait venue lui dire bonjour....
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Un peu plus loin il y avait la famille Bouchard, les épiciers, Raymond, Huguette et leurs trois garçons. Eux aussi étaient facilement reconnaissables, à leurs rires niais qui ressemblaient étrangement à des braiments d’ânes mécontents.
Entre la travée de Florence et la sienne s’étaient assis les "parisiens", les bras chargés de confiseries. Ils s’installaient en prenant leurs aises avec un sans gêne qui alimenterait les discussions, le lendemain, sur la place du village.
Soudain la lumière s’éteignit. La pièce fut immédiatement plongée dans une obscurité tiède et moite que transperçait le faisceau lumineux du projecteur. Florence poussa un petit cri auquel répondirent en écho trois braiments, puis une image en noir et blanc tressauta sur le mur vierge.
La silhouette d’un petit mineur s’approcha des spectateurs en faisant tournoyer son piolet. Monsieur Vergès utilisait cette apparition pour régler la netteté de l’image. Comme toujours, le son, déversé par deux haut-parleurs de part et d’autre de la scène, était beaucoup trop fort. Le vieil homme, un peu sourd, intervenait alors sur ses potentiomètres en fonction des cris de la salle. La procédure était connue de tous, et un mugissement ne tarda pas à s’élever des travées, bientôt suivi d’un long haaaa ! lorsque la bonne puissance fut affichée.
Comme toujours la séance débutait par les réclames. Il n’aimait pas ces images racoleuses, soulignées par une voix nasillarde dont il n’existait pas d’équivalent dans la vie de tous les jours.
Enfin le film commença. Le jeune garçon suivait l’aventure d’un œil distrait, il connaissait l’histoire par cœur, et il savait que son grand père n’apparaîtrait pas avant de nombreuses minutes. Il trompait son ennui en comptant à chaque fusillade le nombre de balles tirées par le héros. Son père lui avait raconté que les revolvers ne pouvaient tirer que huit coups et depuis il comptait ... souvent il atteignait des totaux bien supérieurs ...
Soudain, un plan panoramique des montagnes rocheuses, accompagné d’une musique symphonique à base de cuivres et de percussions, annonça l’arrivée de la caravane. Philippe savait que son grand père était assis dans le quatrième chariot. Effectivement le vieil homme au regard clair, au nez aquilin et à la chevelure de neige était bien là, menant ses mules d’une main experte. Comment pouvait il en être autrement ?.... Son costume de pionnier n’avait rien à voir avec l’uniforme de spahis qu’il arborait sur la cheminée de la salle à manger mais Philippe l’aurait reconnu entre tous. L’enfant savait qu’il s’agissait bien de son grand père, il n’avait pas besoin de preuves, ces tristes précautions dont s’entourent les adultes pour ne pas entendre leur cœur. Il savait. C’était tout et c’était suffisant !
La caravane traversait une épaisse forêt de conifères. Par moment le réalisateur laissait entrevoir un indien sur un petit cheval pie, un panache de fumée au sommet d’une montagne, des séries d’indices qui étaient autant de signes informant les spectateurs qu’il allait, bientôt, se passer quelque chose.
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Le moment important approchait. La caravane devait franchir une rivière peu profonde. John W. leva le bras, les premiers chariots s’engagèrent dans le guet. L’endroit était idéal pour une embuscade. La musique devenait plus lente, plus angoissante et pas un spectateur ne fut réellement surpris lorsqu’un hurlement perçant retenti sur la berge opposée, suivie d’une nuée de flèches.
Bien sûr, la caravane forma un cercle au milieu de la rivière et, dès que la position fut solidement établie, des centaines d’indiens surgirent de toutes parts, lancés au grand galop. Les gros plans se succédaient, d’un côté, les visages grimaçant de haine des sioux couverts d’horribles peintures de guerre et de l’autre l’attitude calme et digne des colons qui abattaient, sans colère, un indien à chaque coup de feu. Puis, un cow-boy au visage sympathique reçut une flèche dans l’épaule et s’écroula sans un cri. Sa fiancée s’empara de la winchester encore fumante et prit la place du jeune homme pour colmater la brèche dans la défense.
Philippe était terriblement tendu, ses mains étaient moites et il avait mal à la tête. Tout son être était dirigé vers cette image mouvante sur le mur de plâtre. Il attendait un gros plan de la tête de John W. car cette image précédait d’une fraction de seconde l’arrivée de la flèche qui devait transpercer le cœur de son grand père. Deux ou trois chevauchées, une poignées d’indiens jetés à bas de leurs montures au milieu de nuages de poudre et le visage du héros apparut enfin, immense, sur l’écran mural.
Lorsque l’image s’effaça, Philippe projeta toute la force de son esprit vers cette flèche qui allait apparaître sur l’écran. Il avait répété ce geste cent fois depuis la veille. Il s’était entraîné toute la journée sur des gravillons, puis des cailloux, jusqu’à ce qu’il réussisse à chacune de ses tentatives....
Le réalisateur avait pu cadrer dans un même plan le visage du pionnier et l’empennage du trait mortel. Soudain, par on ne sait quel miracle la trajectoire de la flèche s’infléchit vers la gauche, comme poussée par un violent souffle d’air, et le projectile alla se ficher dans le moyeu d’une roue à quelques centimètres du cou du vieil homme.
Une lueur de surprise scintilla dans ses yeux puis un indéfinissable sourire se dessina sur ses lèvres ......... soudain le mur sembla se déchirer en proie aux flammes.
Philippe entendit Florence pousser un cri dans lequel se mélangeaient frayeur et dépit puis un juron sonore. Monsieur Vergès essayait d’éteindre la pellicule qui venait de s’enflammer.
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Ayant repris sa casquette, Monsieur Vergès attendait à la sortie de la salle. Son antique caisse ouverte à ses côtés, il remboursait les spectateurs. Il n’y avait pas de récrimination, les gens prenaient l’incident avec bonhomie tant ils étaient fréquents, seuls les "parisiens" lâchèrent quelques remarques désagréables qui eurent le don d’agacer tout le monde. Philippe d’Entremont souriait les mains dans les poches. Le vieux projectionniste lui tendit deux pièces de cent francs en prenant un air désolé.
Tu reviens demain ?
Non m’sieur, c’est plus la peine.
Le vieil homme regarda Philippe droit dans les yeux. Il y avait de la surprise dans son regard.
Comment ça « plus la peine » ? Tu t’es rendu compte que ce n’était pas ton grand père ?
Le jeune garçon hésitait à répondre, une voix aiguë de fillette, dans son dos vint à son secours.
Oh Philippe ! papa c’est Philippe, je peux aller lui dire bonjour ?
Florence faisait de grands signes dans la direction du garçon en tirant le bras de son père. Ce dernier, d’un geste, l’autorisa à saluer le fils du comte.
Les deux gamins sortirent main dans la main en parlant fort et en riant aux éclats.
Le colonel Bertrand d’Entremont fut retrouvé vivant, lors d’un raid effectué par une compagnie des troupes de marine dans le fief d’un chef touareg au nord d’Agadez..
L’officier supérieur avait passé deux années, enchaîné sous une tente. Seul le souvenir de sa famille lui avait permis de surmonter l’horreur de la situation.
Lors d’une interview, il relata à la presse un épisode particulièrement éprouvant de sa captivité : A la suite d’une tentative d’évasion ayant échoué il fut condamné à mort par son geôlier. L’officier français avait été attaché au tronc d’un palmier et le guerrier du désert avait décidé de lui transpercer le cœur avec sa javeline. Or au moment où il lançait le trait mortel une bourrasque de vent avait dévié le projectile qui s’était enfoncé dans l’arbre à hauteur de son cou.
Le chef touareg avait gracié le colonel car, avait il dit : "le vent du désert ne veut pas ta mort".
Le vieil officier ne raconta jamais qu’à l’instant où le bourreau prenait son élan, l’image de son petit fils flottait dans son esprit. L’enfant souriait.