Adoptez- le, Madame !
J’éclate de rire, mais le cœur n’y est pas. J’ose à peine effleurer le regard de l’adolescent qui vient de m’interpeller. Il ne doit pas être beaucoup plus jeune que moi, 16 ans peut être ? Sa peau basanée est grise de sable et de crasses, et au fond de ses yeux noirs qui me fixent, il y a comme un puit de désespoir.
Comme dans ceux de l’enfant pendu à ma main.
Il cherche à accrocher mon regard alors que je répond, trop légèrement, que je suis bien trop jeune pour avoir un enfant, que je ne reste que peu de temps en Inde. Le grand se tait. Le petit se suspend un peu plus fort à mon bras.
Je détourne le regard. J’observe la misère qui règne autour de moi, la rue jonchée de déchets, le soleil qui me fait détourner les yeux instantanément. La poussière s’insinue dans mes poumons, mais je commence à avoir l’habitude. Elle recouvre ma peau d’une fine pellicule grise, atténuant les couleurs vives de mes vêtements, vêtements qui me désignent comme Européenne à coup sûr.
J’abaisse les yeux sur l’enfant agrippé à mon doigt. Il ne doit sans doute pas avoir plus de trois ou quatre ans, et semble ne pas s’être lavé depuis la naissance. Une tête ébouriffée émerge d’une chemise trop grande, et la couche de poussière qui recouvre ses joues est sillonnée de traces plus claires. Il va nu- pied, indifférent au mélange de sable, d’ordures et de déjections qui recouvre la terre battue de la rue. Ses yeux accrochent mon regard. En une seconde, j’y vois plus de désespoir que dans toute ma vie. Deux puits de malheur. Tout au fond, une supplique. Ou un espoir. Je ne sais pas. Je ne veux pas savoir.
Emmenez le ! In Europe ! Belgium !
Le curieux mélange de français et d’anglais ne me frappe pas. Ne me frappe plus. J’arrache mes yeux de ceux de l’enfant, il s’accroche à ma main comme à une corde en pleine tempête.
L’adolescent me regarde. Au fond de ses yeux à lui, il ne reste qu’un espoir pour l’enfant. Plus pour lui. Juste pour ce gosse, son frère peut être ?
C’en est trop. Je sens mon cœur se déchirer.
J’arrache mon doigt, je m’enfuis, je cours, je m’éloigne, je me réfugie dans le bus qui nous a amenés ici. Je n’ose pas regarder en arrière.
Le reste du groupe me rejoint, les portes se ferment. Les enfants de la rue nous disent au revoir, quémandent encore un peu de cet argent que nous n’osons pas leur donner.
Le bus démarre, les filles qui m’entourent rient, discutent. Je me détend, mais l’enfant me hante. Soudain, un cri de mon amie :
Regarde !
Je me retourne, jette un regard en arrière. Un petit garçon, pieds nus, vêtu d’une chemise trop grande, cours derrière le véhicule, en faisant des grands signes de sa petite main.
Il me sourit.