Tu as 60 ans. Tu es assise sur ce banc. Tu te souviens de tout. Des ours, de l’eau marron, des enfants bruyants, des insectes, des odeurs, de sa peau, de ses yeux. Tu es assise sur ce banc et tu te souviens de ce moment où tu as su. Un de ces rares moments où la vie nous paraît simple, où nous sommes en phase avec ce qui nous entoure, où la tête et le cœur ne font qu’un, où un choix est soudain évident, où nous nous sentons forts...enfin.
Pendant un instant ce banc t’a enveloppée, t’a enfouie sous la terre. Tu as porté ce banc. Tu t’es fondue dans la matière. Tu es devenue de la terre. Tu as été cette terre. Terre mère.
Tu as deux enfants, fruits de cet amour qui t’est apparu sur ce banc. Banc d’essai, banc porteur, banc sauveur...Ton banc.
Tu le regardes du coin de l’oeil. Il est assis à tes côtés comme autrefois. Il a 58 ans. La poussière d’étoiles a disparu. Restent les étoiles bien ancrées dans ses pupilles. La poudre aux yeux s’est envolée. Restent ses yeux. Ah ses yeux ! Tes ailes de papillon ont bien vieilli. Les siennes aussi. Il te regarde, amusé. Il ne sait pas que 32 ans auparavant, tu l’as choisi, lui, ton seigneur, ton fol amant, ton bel amour.
Aujourd’hui tu ne te brûles plus. Tu ne bois plus cet alcool brûlant comme ta vie. Ta vie que tu ne bois plus comme une eau de vie. Les corps ne sont plus impatients. Ton beau tzigane s’est arrêté sur ce banc cinq minutes avec toi. Vous y êtes encore sur ce banc. La dolce vita continue.
Bien sûr vous avez essuyé des tempêtes sur ce fleuve amour. Lui naviguait seul. Toi, tu avais déjà un bateau et un matelot. Un banc vous a réuni. Tu t’es jetée à l’eau et tu as rejoint son embarcation. Mais son embarcation était fragile. Il a fallu faire de ce bateau de croisière un paquebot.
Il y avait tout un équipage sur son navire. Des loups solitaires, des filles amassées de port en port, des mauvaises habitudes et des certitudes tenaces. Mais par dessus tout un capitaine qui naviguait dans des eaux troubles. Un capitaine qui t’a, malgré tout, autorisée à monter à bord comme passager clandestin.
Tu as pris le tout, le navire, le capitaine et l’équipage ! Un peu d’inconscience, un peu de folie mais surtout beaucoup d’amour, et une étoile qui ne t’a jamais quittée, ont transformé la citrouille en carrosse.
Tu as 60 ans. Le paquebot ronronne.