Tu as 60 ans. Tu es essoufflée. Tu décides de t’asseoir cinq minutes sur un banc. Des ours, de l’eau marron, des enfants bruyants, des odeurs...Tu as soudain 28 ans. Tu te souviens de tout, de sa peau, de ses yeux. Ah ses yeux !
Tu es assise sur ce banc et tu te souviens de ce moment où tu as su, un peu tard, que tu aimais le jeune homme assis à tes côtés.
Tu en es sûre à présent, c’est bien ton banc ! Tu as l’impression de retrouver un ami d’enfance. Tu ris. Un rire ému.
Tu as trois enfants qui sont nés quelques années après t’être assise sur ce banc. Banc d’amant perdu, banc d’amour éperdu, banc de transition...Ton banc.
Tu vois s’approcher ton mari. Tu le regardes s’avancer. Tu cherches son regard. Ce regard qui t’a sauvée d’un autre regard dans lequel tu as failli te perdre, sur ce banc, il y a 32 ans.
Ce regard d’autrefois était un charme rempli de poussières d’étoiles. Il te faisait pousser des ailes. Des ailes de papillon. Il doit avoir 58 ans aujourd’hui. Ton mari s’aasoit près de toi. Il te regarde du coin de l’oeil. Il ne sait pas que, 32 ans auparavant, c’est ici, sur ce banc, que s’est ancrée dans ton oeil, cette mélancolie qui l’a tant séduit.
Aujourd’hui tu ne te brûles plus. Tu ne bois plus cet alcool brûlant comme ta vie. Ta vie que tu ne bois plus comme une eau de vie. Ton corps s’est impatienté d’un autre corps. Ton beau tzigane a laissé une place vide sur ce banc. Quelques saisons ont défilé. Quelques ports aussi. Jusqu’au jour où un bateau a accosté dans un de ces ports où ton seigneur t’avait abandonnée, encore une fois. Tu étais trempée d’avoir nagé sans relâche dans le fleuve des amours perdues. Ce fleuve sur lequel tu avais croisé la route de ton seigneur.
Lui naviguait seul. Toi, tu avais déjà un bateau et un matelot. Un banc vous a réuni. Tu t’es jetée à l’eau et tu as essayé de joindre son embarcation...en vain. Il t’a quand même sauvée de la noyade, ton seigneur, et t’a déposée au port le plus proche. Mais à chaque fois tu replongeais dans ce fleuve pour essayer de le rejoindre et à chaque fois tu te retrouvais dans un port différent.
Un bateau s’est alors arrêté près de toi. Son capitaine t’a regardée. Un regard rempli de chaleur. Il a su trouver les mots pour te faire monter à bord et il a soigné tes blessures, une à une, avec infiniment de patience.
Tu as fini par ne plus pouvoir te passer de ce bateau, de cet équipage et surtout de son capitaine. Au fur et à mesure tu n’as plus regardé par dessus son épaule à la recherche de ton seigneur. Au fur et à mesure ta tête s’est posée sur son épaule et tu as fermé les yeux.
Tu as 60 ans. Tu es toujours sur ce bateau. Petit bateau parti de rien. Petit bateau devenu grand.