Je regarde par la fenêtre tous les jours. Partout. Dans le tram, dans le métro, dans la maison. Le soir, quand je me réveille à trois heures du matin et que je suis seule, qu’il n’y a que ma respiration qui trouble le silence oppressant de la ville endormie. Le matin, quand la stridence du réveil me tire de mes rêves éveillés, les yeux grands ouverts dans la pénombre de ma chambre. La journée, quand les cours ne m’attirent plus, que je n’y trouve plus de goût, plus d’intérêt. Je regarde par la fenêtre et j’y vois quoi ? Les jours qui déroulent leurs trames insipides, les nuits qui se ressemblent toutes. Les insomnies des autres, leurs problèmes, leurs choix, leurs pensées, qui me sont claires et limpides comme un voile de gaze fine, presque comme s’ils les exprimaient à voix haute. J’y vois les embouteillages, l’odeur de gasoil qui emplit mes narines comme s’il n’y avait pas cette vitre entre moi et le monde. Cette frontière constante, permanente. J’y vois leurs détresses si nombreuses et si semblables aux miennes, finalement. Leurs peurs et leurs doutes, comme s’ils étaient l’écho lointain de mes rendez-vous manqués, la froideur sur ma joue de la pluie belge, quand je claque la porte et que je me rend compte que j’ai oublié mon imper, que la clef est sur la porte et que je ne peux plus rentrer. Alors je fais comme tout le monde, je carre les épaules et je pars prendre mon train, mon bus, mon métro, et je regarde par la fenêtre pour me perdre dans la ville qui s’étire et baille d’un sommeil trop court.
C’est depuis toi, tout ça. Depuis toujours, j’ai l’impression. Depuis mon enfance, quand je n’osais pas aller vers les autres parce que j’avais peur qu’ils se moquent de moi. Tu as déjà ressenti ça, toi, cette envie dévorante de leur parler, d’être avec eux, d’être comme eux, de t’approcher de rire de leurs blagues, comme si tu les comprenais et que tu ne te demandais pas à chaque instant si c’est de toi qu’on se moque ? Tu as déjà pleuré tout seul dans le noir, dans les toilettes qui puent tellement, tu te rappelle, avec les graffitis sur les murs et le savon jaunâtre et dur comme de la pierre, qui de toute manière ne servait à rien parce que l’évier est plus sale que tes mains ? Je me rappelle de ces éviers, des sortes de longues bassines de métal, qui ressemblaient plus à un abreuvoir qu’à de véritables éviers. Il y avait deux robinets qui ne marchaient plus très bien, à force de ne pas être utilisés sans doute ; ils crachaient une sorte d’eau assez claire, il me semble, mais dans un jet aléatoire, irrégulier, tantôt faible et l’instant d’après qui éclaboussait les vêtements et le visage.
Une fois, quelqu’un a déposé une bombe lacrymogène dans ces toilettes. Le gaz s’est répandu partout dans l’école et on est tous sortis en pleurant et en toussant, sans comprendre ce qui nous arrivait ; c’est que plus tard qu’on a appris, et je me rappelle qu’on savait tous ce que voulait dire le mot lacrymogène. C’est bizarre d’ailleurs que des gosses de 12 ans savent ça, non ? Que des gamins qui n’ont jamais vu le monde, qui vivent dans un pays en paix depuis des dizaines d’années, qui n’ont pas à s’inquiéter que le toit s’écroule sur leur tête ou qu’ils n’aient pas à manger demain, que des gamins comme nous sachent ce que veut dire le mot « lacrymogène ». Enfin de toute manière, j’avais 12 ans, j’étais en 6e primaire et tu ne devais donc plus être dans cette petite école de quartier. Tu ne te rappelle pas de ce jour. Et je ne me rappelle pas de toi, à ces moments là... Je ne sais plus pourquoi je raconte cette histoire.
C’est une nouvelle manie chez moi, raconter des histoires. Nouvelle, je veux dire, ça date d’avant, avant de te connaître, ça c’est sûr, enfin, presque. Ça dépend ce qu’on veut dire par connaître. Tu te rappelle de moi, toi, quand on était enfants ? Quand on était au même cours de sport ? Moi, la seule chose dont je me rappelle c’est que tu te moquais de moi avec tes amis. Tu étais plus grand, plus fort, plus âgé, et en plus, le fils du prof ! Tu n’avais pas peur de moi. Moi, j’avais peur de toi. J’avais peur de tout le monde. C’est comme ça quand on est gosse, il y a toujours des gamins plus rejetés, plus timides, plus silencieux que les autres. Parce qu’ils n’ont rien à dire, ou parce qu’ils ne s’habillent pas comme tout le monde, ou simplement parce que c’est comme ça. C’est ça, pleurer dans son lit parce que personne ne peut changer les choses, parce qu’on sait très bien qu’en en parlant autour de soi, ça ne changera rien, qu’on te traitera de pleurnicheuse ou de gamine trop timide, que les adultes iront parler aux enfants et qu’après on te traitera de chouchoute. Et que ça sera pire.
Alors tu rentres les épaules, tu ravales tes larmes et chaque jour, tu avances. Sur le moment tu ne sais pas trop comment ça se fait, que les autres se taisent quand tu arrives, qu’ils rigolent quand tu pars. Mais tu es enfant, alors tu apprends vite ; tu t’écartes et tu les laisse vivre leurs vies. Je me rappelle, moi j’aimais les feuilles, leur courbure délicate, je m’inventais des histoires de palais et de prince charmant, de princesse dont la beauté surpassait tout, de petite couturière qu’un prince remarquait à la qualité des étoffes de ses foulards, à la finesse de ses mains et à sa manière de danser. Je m’imaginais des murmures étouffés dans la chaleur de l’été, quand j’entrouvrais ma fenêtre et que j’attendais qu’on vienne me chercher. Personne n’est jamais venu, évidemment, c’est normal, ce ne sont que des rêves d’enfant.
Maintenant, quand je regarde par la fenêtre, je rêve encore à tout ça. Je rêve à ces heures de solitude, à réviser mon solfège en silence, à chantonner, à manger les petites fleurs de trèfle au goût sucré. Je rêve à ces instants où j’étais heureuse et malheureuse à la fois, où en fait je ne me posais pas la question. Je voudrais retrouver mes camarades de l’époque, leur demander ce qu’ils pensaient réellement de moi ; de la pitié, du ridicule, de la haine, de l’indifférence ? De la colère ? Du mépris ? Qui étais je alors pour eux ? Et cette année si particulière, la seule où je me suis sentie bien, était ce un rêve ? Juste un rêve, un instant où vous vous moquiez plus que d’autres ? Quelque chose qui s’est évanoui dans le silence de la suite de nos vies ? Est ce que, parfois, quand vous regardez par la fenêtre, vous aussi, vous pensez à moi ?
Est ce que parfois, quand tu regardes par la fenêtre, toi aussi, tu penses à moi ?