C’est à peine s’il sentit un bec pincer légèrement le haut de son bras.. L’oiseau qui l’avait réveillé avec tant de précautions freina légèrement pour retrouver sa place dans l’escadrille.
Il lui fallut quelques minutes pour se remémorer son très proche.. ou très lointain passé. Depuis combien de temps voyageaient- ils ainsi dans la nuit la plus totale ?
-Nous sommes en vue de la huitième planète, Petit Prince, regarde bien autour de toi et emplis tes yeux car il y a ici des mondes que tu ne verras nulle part ailleurs.
Le ciel était mordoré, mais curieusement les taches de couleurs semblaient collées à une trame dont on percevait par endroits les fils, comme sur un vieux tableau dont les écailles de peinture et de vernis se seraient enfuies avec le temps. Le haut du ciel s’enroulait sur lui- même, ourlet pulpeux et sec à la fois dont le bord extrême laissait par fulgurance apparaître un inquiétant tranchant d’acier. Se penchant par -dessus le col de l’oiseau il aperçut enfin leur escale. Elle lui rappelait quelque chose du désert.. Le mouton !! Elle était floconneuse et grise comme ces moutons de montagne avant qu’on ne leur rende la délicatesse rase des débuts de l’été.
-Où sont les pattes de cette planète ? demanda le Petit Prince,
-Cette planète les cache soigneusement, mais tu as bien vu, Petit Prince, elle a des pattes. Toutes noires, repliées sous son ventre et qui lui permettent de se sauver bien plus vite que toutes les planètes ordinaires qui roulent dans l’espace et finissent par s’épuiser dans leur course, pour peu qu’elles rencontrent une côte un peu raide.
-Donc cette planète est un mouton, un immense mouton ? Elle doit être toute douce..
-Détrompe -toi Petit Prince, cette planète est mensongère. Elle se déguise car elle a bien des choses à cacher. Son histoire n’est pas des plus brillantes. Elle se déguise en ce qui dans l’imagination des oiseaux ou des Petits Princes est ce qui est le plus doux. Elle se déguise en mouton..Nous allons entrer dans cette apparence de nuages.
-Qu’est-ce qu’une apparence ?
-C’est ce qui ment...
-Qu’est- ce que mentir ?
-Petit Prince, aurais -tu oublié ce que te racontait ta rose ? Elle qui te disait avoir mieux vécu en d’autres mondes où elle n’était encore que graine ?
-Il ne faut pas me rappeler des choses aussi tristes. Ma rose était pudique sous des dehors très fiers. Elle se prenait pour une dompteuse de fauves. Mais c’était pour me donner l’impression qu’elle était forte. En réalité, c’était de l’élégance..
En prononçant ces mots, le Petit Prince se laissa aller à pleurer d’attendrissement. Elle était si belle et si féminine dans ses tentatives maladroites de le faire se sentir coupable. Sa compagnie, dans sa mouvance constante, était vraie.
-Ta rose t’offrait sans doute des apparences si contradictoires et changeantes que tu avais fini par y trouver du charme. Et puis il y a des mensonges sans conséquences parfois, quoique je ne te les conseille pas..
-Même ceux-là ?
-Même ceux là. On ne sait les conséquences d’un mensonge que très très longtemps après qu’il ait été proféré, tu sais. Un mensonge, même le plus léger, est un peu comme un flocon de neige qui dévalerait la pente abrupte d’une montagne. Il ramasse avec lui toutes sortes de souvenirs, de brisures, de fêlures et finit par faire une avalanche qui détruit tout sur son passage.
-Il n’y a pas de mensonges heureux alors ?
-Non. Surtout, il y a des mensonges très lourds de retentissements. Ce fut le cas de cette planète .
-Tu tournes en rond, Oiseau.
-Oui, parce que je vais me poser et cherche le couloir le moins dangereux.
-Cette planète est dangereuse ? Tu ne me l’avais pas dit.
-Cette planète ne veut pas que quiconque puisse connaître sa véritable histoire. Donc elle se cache et .. tu vas voir. Quand je raserai sa pelisse de nuages, approche prudemment un doigt. Mais surtout, à partir de maintenant, fais silence.
L’oiseau cherchait une ouverture dans le molleton serré des nuées. Ses six compagnons s’étaient rangés derrière lui en file indienne, respirant par petites goulées en faisant le moins de bruit possible. En collant l’oreille tout contre son cou, le Petit Prince sentit le cœur de son ami ralentir progressivement. Il se pencha un peu et lui murmura :
-Tu ne vas pas mourir au moins ?
L’oiseau approcha le plus près possible son bec de son visage et répondit :
-Non. J’adapte mon cœur aux fréquences propres de cette planète. Elle sent ce qui bat à un rythme différent du sien. C’est ce qui l’a perdu, Son intransigeance vis à vis de tout ce qui bat différemment.
-Mais mon cœur va nous perdre !!!
-Ton cœur bat au rythme du mien, ton cœur est pur, Petit Prince.. Ne t’inquiète pas. Et, maintenant effleure le nuage et regarde bien.
Le Petit prince, de la pointe de l’index toucha la mousse soyeuse, tiède et grise qui se trouvait à quelques dizaines de centimètres de leur vol. Le nuage se rétracta alors et se transforma sur une aire circulaire en une matière dure, froide et hérissée de piquants.
-C’est le bouclier défensif. Accroche-toi..Nous descendons.