Au fur et à mesure de leur descente, le couloir de brume et glacis hérissé de pointes s’élargissait, laissant entrevoir au sol une piste de terre rouge à l’extrémité de laquelle s’étirait un bel ovale brillant.
Les oies se posèrent en douceur sur cette aire légèrement bombée, coururent sur quelques mètres en battant des ailes puis se regroupèrent autour de leur chef.
-Comme c’est étrange dit le Petit Prince, on dirait un œil géant !!
-C’est un œil, l’un de milliers d’yeux de cette planète mais celui-ci est aveugle. Il lui reste quelques souvenirs de l’art de la vision, mais pas suffisamment pour nous dénoncer à leur chef.
-Cette planète abrite donc de la vie ?
-Si on veut, Petit Prince, si on veut ..
Ils s’engagèrent sur le sentier qui se mit en route sous leurs pieds. Le démarrage de ce curieux chemin étonna le petit Prince mais il commençait à comprendre qu’il valait mieux attendre que le chef des oies le renseigne.
De chaque côté de ce tapis roulant de pierres amarante, s’élevaient deux murs gélatineux remontant jusqu’au ciel, dont la crête était ni plus ni moins cette écume qui servait de déguisement à la planète grise.
Sur la pâte défilait avec eux un paysage parfois désolé, parfois bucolique, nu de perspective.
-Passe ta main au travers de cette pâte, tu n’as rien à craindre.
Le petit Prince franchit la matière gluante et sentit au-dehors une chaleur sèche, presque coupante, lui mordre les doigts.
-Passe aussi la tête, et regarde bien, n’aie pas peur.
Il sentit glisser sur sa peau cette matière visqueuse et eut le souffle coupé.
A perte de vue s’élançaient vers le ciel des immeubles dont les murs semblaient avoir été fabriqués avec du métal écrasé, d’où jaillissaient encore des plaintes. On devinait à l’horizon d’autres murailles gélatineuses remontant elles aussi au ciel et qui signalaient une autre route et un autre œil.
-Je ne peux pas voir cela. Ce sont des villes remplies de fantômes
-Oui, Petit Prince. Remplies de fantômes. Ces villes ont été fabriquées par le Maître.
-Mais pourquoi tant de tristesse ? Je ne sens que tristesse..
-Au départ, cette planète était plutôt accueillante, nous venions régulièrement y faire halte. C’est avec quelques -uns des nôtres que tu as quitté ta petite planète à toi.
Mais très vite, les habitants n’en firent qu’à leur tête. Certains voulaient planter des baobabs..
-Je comprends que cela n’ait pas plu au Maître, j’ai moi-même de gros problèmes avec les baobabs qui sont des plantes très destructrices
-En l’occurrence, la planète ne risquait rien ..d’autres voulaient planter des roses. La tienne était en graine.. ici. Vois- tu ? A cet endroit précisément où ne demeurent que les épines de fils de fer. Tu pourras lui raconter quand tu la retrouveras, que tu as vu sa terre natale.
-Pourvu qu’elle ne soit pas morte en mon absence..
Et le Petit Prince se mit à pleurer.
-Non, garde l’espoir. D’autres voulaient planter des scabieuses, ces jolies fleurs sauvages que personne ne remarque, mais le Maître trouvait ces plantes trop désordonnées pour ses goûts qui le portaient plutôt vers le froid, le rigide, le définitivement formé.
-Ce doit être un homme infréquentable..
-Complètement antipathique et pourtant, nous sommes, nous les oies bernaches, très respectueuses de tout et de chacun. Il interdit donc de planter quoique ce soit qui vive et même d’élever des animaux. Alors les habitants se ruèrent sur les seules choses qui leur étaient offertes : des objets.
-Quels objets ?
-Des objets de métal et d’autres matières inconnues des oies, qui ne sonnent ni comme la peau d’un tambour ni comme celles que l’on peut pétrir avec amour, des objets à la vie intermittente qui servent à se parler alors qu’on se trouve tout près de celui à qui on veut parler, des objets roulants qui permettent d’aller d’une maison à la maison voisine..
-Mais on peut aller à pied d’une maison à la maison voisine. Ou même plus loin.. je faisais le tour de ma planète à pied chaque jour pour arracher les pousses de baobab..
-Et tu as raison, car lorsque l’on prend le temps de se déplacer avec lenteur comme seuls savent le faire les pieds, le paysage est infiniment plus beau que si on le déchire avec de la vitesse. Le problème est que les objets eux-mêmes finirent par se révolter car pour les nourrir, on les empoisonnait avec des produits dont je ne sais plus le nom mais qui appauvrissaient la planète.
-Quelle triste histoire. Il ne faut pas vider les planètes, au contraire, il faut les arroser et leur donner de l’ engrais, comme aux roses..
-Même les voitures se révoltèrent. Elles se mirent à se jeter sur leurs propriétaires sans crier gare..
-Mais, dis- moi.. pourquoi ces murs crient -ils et gémissent- ils ?
-Il est arrivé un jour un grand malheur.
Las de ne pouvoir juguler les révoltes qui montaient dans son royaume, le Maître a utilisé de grandes machines qui lui étaient toutes dévouées et a transformé les voitures en cubes avec lesquels il a construit ces immeubles que tu as vu, pour se cacher à lui même le désert qui grandissait. Hélas.. A l’intérieur des voitures se trouvaient des passagers. Ce sont leurs souvenirs que tu entends crier..
Par solidarité, la majeure partie des habitants de la planète a accompagné la révolte des voitures. Seuls quelques rares habitants se sont sauvés.. vers la Terre.
-C’est horrible. Comment peut-on faire des choses pareilles ? Je veux retourner sur ma planète..
-Un petit moment, Petit Prince, nous devons rencontrer ce qui reste du Maître pour lui demander l’autorisation de boire un peu de ce qui reste d’eau. Après, seulement après, nous repartirons...