Le tapis pierreux qui se déroulait sous leurs pas s’incurva soudain vers le bas. Sur ses banquettes gélatineuses les paysages avaient laissé place à une nuit violacée. La petite troupe s’enfonçait dans une combe dont les bords adipeux étaient par instants traversés d’éclairs, veines blanchâtres qui s’enracineraient dans le sol.
-Nous entrons dans Son Regard .
-Quelle affaire étrange, dit le Petit Prince. Entrer dans le regard de quelqu’un...
-Le monde entier entre dans notre regard. Pourquoi à notre tour ne rentrerions -nous pas dans un regard ?
-Mais celui vers qui nous allons ne voit pas avec son cœur..Ce regard n’est pas vivant, ce regard ne bat pas, ce regard est figé.
-Celui vers qui nous allons Petit Prince, est enfermé dans ses certitudes et son absence de remords. Peut-être ton cœur pur est-il sa dernière chance ?
-Alors c’est lui qui avec ses yeux fabrique ce sentier et ces parois et ces images ?
-Oui. C’est la seule solution qu’il ait trouvée pour s’exiler du passé. Le réinventer. Malheureusement, il ne peut l’étendre à toute la surface de la planète, et il est obligé de surveiller en permanence que personne ne vienne démolir ses patientes constructions...
Une éclaircie se dessina. La voûte au-dessus d’eux semblait appartenir à un tout autre monde que celui qu’ils venaient de quitter. Elle était d’un parme apaisant, à peine étoilé. Tout autour poussaient des arbres aux fûts ridés, aux branches à la fois souples et puissantes mais immobiles. Le vent n’existait pas en ce lieu..
Certaines cimes crevaient ce ciel pour se perdre au- dehors et y respirer sans doute.
Les troncs, dans leur transparence, laissaient percevoir des échos du lointain et c’est ainsi qu’ils virent passer une petite fille de rouge vêtue suivie de ce qui ressemblait à un gros chien noir .
-Il y a un autre enfant sur cette planète !! Je voudrais le rencontrer.
-Non, Petit Prince, c’est impossible et même dangereux. Cette enfant est une tentation que te lance le Maître. C’est le petit Chaperon Rouge. Si tu t’en approches , il fera prendre ta vie par le Loup pour nourrir Sa chair.
Le petit prince eut un mouvementde recul. Il devait croire son ami.
Ils marchaient maintenant sur une herbe grasse d’un vert sinople emperlé de rosée.
Dans un coin plus sombre, un étang. Et un peu en retrait, comme plongeant les griffes de sa peau dans ce qui ressemblait davantage à un miroir glacé qu’à de l’eau, un être dont le regard immense et fluorescent laissait couler en étoile des rampes de lumière qui s’enfuyaient comme des belettes effarouchées en toutes directions .
-Bonjour Maître de la Planète Grise. Nous venons te demander l’autorisation de boire un peu d’eau et manger un peu de ton herbe avant de repartir. Nous sommes ici en escale et tairons ce que nous avons vu.
-Je ne te vois pas très bien, Chef des oies Bernaches, mais tu me sembles de plus en plus malin. Car je perçois une autre présence, que tu as réussi à me cacher sur le sentier qui vous a conduit jusqu’à moi.
-C’est l’habitant de la planète ...
-Peu importe le nom de ma planète. Je suis le Petit Prince !
L’être blêmit.
-Une vieille légende raconte qu’un jour un Maître de cette planète doit rencontrer un Petit Prince . Mon heure serait donc venue ?
-Je ne savais pas que les heures venaient.. non, je ne vois pas votre heure, peut-être est elle en retard ?
-Mon heure viendra pour me faire mourir.. d’une certaine manière.
-Les heures ne peuvent pas être aussi cruelles, dit le Petit Prince . _ Les heures ne peuvent pas savoir ce qu’elles font. Elles sont un peu comme les puits dans le désert qui ignorent le désert et qui ne se savent pas puits..
-Oui, oui...c’est bien de toi qu’il s’agit. Ce sont ces mots - là qui étaient gravés dans les livres.
Vous pouvez boire, tous, et ensuite je me remettrai entre vos mains .
-Nous ne pourrons pas tenir entre mes seules mains cette créature et toute cette lumière, chuchota le Petit Prince, outre le fait que vous avez des ailes. Ce maître est une bien étrange personne. Je ne comprends pas son langage. Et puis, il dit que son heure va le faire mourir.. d’une certaine manière.
Il y a donc plusieurs manières de mourir ?
-Tu le sais mieux que moi, Petit Prince, on peut mourir de peur, d’ennui, de tristesse, de soif..
-C’est vrai. J’avais oublié ma Rose...
-Viens nous allons boire.
Ils s’approchèrent de l’étang . L’eau en était solide. Mais sitôt qu’un bec ou un doigt la touchait, surgissait une fontaine fraîche qui avant de se diriger vers la gorge assoiffée reculait légèrement comme pour faire connaissance avec cette vie qui allait l’engloutir.
-Elle nous fait confiance. Tu peux la boire.
-D’habitude, c’est celui qui boit qui ne doit pas toujours faire confiance à l’eau. Ici c’est le contraire.. Quelle étrange planète !!
-Tu sais, Petit Prince, l’eau, et la Vie en général, ont leur géographie propres. On peut tout en attendre, y compris le plus improbable...Il n’y a pas de Terre promise aux certitudes...