Quand ils eurent étanché leur soif, les Oies et le Petit Prince se retournèrent vers le Maître. Les mains crispées sur les repose-bras de son fauteuil, le teint livide, il semblait attendre un verdict.
Le Petit Prince se disait qu’il ressemblait très exactement à l’idée qu’il se faisait des grandes personnes lorsqu’elles se sentent prises en faute .
Par curiosité il s’approcha de l’homme, passa prudemment la main au travers des ondes lumineuses qui s’échappaient de son regard et la laissa ainsi suspendue.
L’interruption du flux de lumière rendit toute sa brutale réalité à la désolation cachée de la planète grise.
-Comptes-tu prendre ma vie ?
-Je n’ai pas l’intention de prendre ta vie, je me disais simplement que ce doit être beaucoup de fatigue que de créer ainsi un monde que personne ne voit ou n’habite..
Les oies s’étaient rapprochées, certaines d’entre elles occupées à fouiller du bec le sol à la recherche de quelque improbable pitance.
-Je vis, c’est bien le principal !!
-D’autres êtres pourraient vivre sur cette planète, ne te sens-tu pas trop seul ?
-Qui vit encore ici, demanda le Maître, le regard s’échappant dans les coins.
-J’ai entendu des voix dans les cités de fer, peut-être... peut-être y a-t-il encore des êtres vivants ?
-Tu es bien celui que nous annonçaient les textes. Il y a dans le désert des tribus.
-Des tribus ? dit le chef des Oies.. Les habitants de la planète haute technologie en seraient revenus à leur simplicité native.. et au bon sens !! Des tribus.
-Oui, des tribus. Elles vivent comme il y a des millénaires, comme on le disait dans les vidéoencyclopédies.
-Peut-être seraient elles heureuses de voir un peu au-delà de ces murs que tu contiens de ton regard demanda le Petit Prince . Peut-être veulent elles enfin connaître la vraie couleur du ciel, le rythme des saisons, savoir ce qu’est un mouton ou un boa..
-Ou une oie, dit une des oies..
Le vieil homme s’effondra alors en larmes.Les lumières qui jaillissaient de ses yeux et se heurtaient aux doigts du Petit Prince s’éteignirent, laissant place à l’émouvante couleur parme d’un jour qui se levait. Derrière la forêt transparente se devinaient des mouvements encore saccadés et timides, mais qui faisaient ronfler sourdement le sol.
-J’ai peur, dit le Maître.
-Je leur dirai que tu es mon Ami, on ne peut faire mal à un enfant.
-Oui, mais ils ont peut être faim ! dirent les Oies dans un bel ensemble.
Rampant presque, des hordes d’hommes et de femmes se rapprochaient lentement. Leurs yeux étaient emplis d’une fatigue sombre et leurs mains étaient aussi nues que leur corps.
-Il faut les autoriser à boire, dit le Petit Prince. Quand on offre à boire à quelqu’un on communique avec lui par la pensée mieux que par les mots . Et il a moins peur, parce qu’il comprend.
D’un geste le Maître autorisa les êtres à se rapprocher de la source , ils le firent avec l’humilité de ceux qui ont eu si soif que la moindre goutte d’eau est un miracle.
-Que vais-je faire de tous ces gens ?
-Tu n’as pas à faire, dit le Petit Prince, tu dois Etre à leurs côtés, les aider à raconter leur histoire, et un jour sans doute te demanderont-ils de leur raconter la tienne ..
-Je ne dispose de rien pour écrire !
Le chef des oies arracha alors une plume de sa queue et l’offrit au vieil homme.
-Où trouverai-je de l’encre et du papier ?
-Tu savais fabriquer des paysages, ce ne sera guère plus difficile d’inventer le support où les coucher. Et maintenant il me faut retourner dans ma planète, je dois arroser ma rose et trouver une place à mon mouton .
Les oies se préparaient au départ quand l’une d’elle, l’air contrit, dit à mi voix au Chef :
-Nous avons un peu menti.. ma compagne..
-Je savais que tu avais menti. Ta compagne est près de déposer le trésor de son ventre. Vous allez devoir rester ici.
Le petit Prince monta sur son ami, embrassa le col si doux et tiède et lui murmura :
-Ne leur gâche pas leur voyage de noces..
-Tu as raison, Petit Prince, envolons nous sans tarder, il y a encore du chemin.
L’escadrille pointa vers la nuit une seconde fois . Penché vers la planète grise, le Petit Prince se disait qu’il avait hâte maintenant de retrouver sa rose. Et tant d’histoires à lui raconter..