Le premier octobre deux mille deux, Sud du Laos. Près d’Attapeu Vat si Sacket.
C’est la mousson, période dans mon pays où le ciel pleure. Notre terre s’abreuve, se gonfle de toute cette eau. Elle s’enrichit de vie.
La pluie se tait, ce n’était qu’une averse passagère. Légère et humide, comme il y en aura beaucoup d’autres. Le soleil réapparaît et les rizières brillent. Des milliers de petits lacs viennent de naître sous la pluie. Au Laos le temps s’est arrêté.
J’observe au loin ma petite protégée. Daphné a changé, s’est épanouie. Sous sa chemise de coton et son sarong on devine les formes d’une femme. Tandis qu’elle me rejoint ses pieds ne glissent pas dans la terre boueuse. Petite blanche du Mékong a plus d’assurance que le buffle, qui vient à sa suite.
Nous sommes tous deux assis à l’abri. L’enfant et le vieux maître sur un vieux banc de bois, dans la cour intérieure du temple. Il pleut sur la statue du Bouddha au Naga. La pierre se nettoie tout doucement. Les perles d’eau s’écoulent à travers les reliefs de la statue, faisant luire les quelques plaques d’or, offrandes des fidèles.
« Maître Tahn comment on oublie un souvenir ? »
« Comme on compte les gouttes de pluie. »
« C’est impossible ! »
« Tu as ta réponse. »
« Je ne vous ai jamais raconté l’histoire de mon frère. »
« Daphné as-tu envie de me la raconter ? »
« Oui depuis que je vous connais. Mais je n’osais pas, le retour de mes souvenances est une chose qui me terrifiait. Je n’étais peut être pas prête.
Aujourd’hui la confiance me porte, le temps m’a rendue plus forte. »
« Celui qui va doucement va loin Daphné tu le sais. »
L’enfant évite mon regard, contemple la pluie, la statue, se rassure.
« Cela fait quatre ans maintenant. Pourtant j’ai l’impression que ça s’est passé hier. Mon frère avait alors quinze ans. Nous sommes allés à une exposition, au palais de la découverte à Paris. Je crois que c’était un samedi. On était rien que tous les deux.
Comme à chaque fois il y a eu des disputes et de bonnes parties de rigolade. Vous savez Maître, William s’est toujours occupé de moi. C’était un grand
frère idéal et présent. »
Elle s’arrête de parler. Un triste soupir lui échappe. Puis elle reprend.
« Après l’exposition nous devions traverser à pied une grande avenue. Je ne sais plus le nom de celle-ci. Il faisait déjà nuit. Fatiguée, je traînais derrière mon frère. L’obligeant à ralentir. Et puis il y a ce bruit affreux de carambolage. D’abord le heurt, ensuite la chute. William a été renversé par une voiture. Le chauffard ne s’est même pas arrêté, continuant sa course folle.
Mon frère s’est retrouvé allongé par terre sur le ventre. Il ne bougeait presque pas. Une de ses jambes était tordue dans un angle douloureux. Sa voix m’a appelée une fois. Je suis allée à ses côtés et ne sachant que faire. Bouleversée, remuée par ce qui venait de se produire. Peu à peu un attroupement de badauds a commencé à se former, tout autour de nous. Curieux et voyeurs face au spectacle d’un mourant. Je leur criais de reculer d’appeler les pompiers ! De laisser le blessé respirer. Rien à faire ils se massaient de plus en plus. Alors je me suis jetée sur mon frère, le protégeant de mon corps. Pour que personne ne le touche ! »
Ses petites mains maigres et stressées, se croisent sur son ventre creux. La petite est anxieuse.
« Soudain la foule s’est tue. J’ai osé jeter un regard. Elle avait carrément disparu. Il n’y avait plus personne. Sauf lui, cet étrange vampire. On aurait dit un ange descendu du ciel tant il était beau. Il s’est baissé à ma hauteur, ses longs cheveux blancs ont frôlé mon visage. Leurs douceurs avaient celles d’un duvet de cygne, dégageant un subtil parfum de magnolia. Lorsqu’il a plongé son regard aussi mauve que des iris dans le mien, mon souffle a été coupé.
Il m’a demandé si c’était mon frère. Je n’ai rien répondu tant j’étais captivée par ce fabuleux personnage.
Elle s’arrête, semble réfléchir.
« Je crois qu’il m’a caressé la joue du bout de ses doigts. Ensuite il… non moi j’ai dit : Monsieur vous pouvez appeler les pompiers ? Il a souri. Puis il m’a répondu : Si tu le souhaites, je sauverai ton frère. Mais en échange, tu me serviras un jour, avec tes pouvoirs.
Je ne savais pas quoi faire. Mon frère allait mourir, j’étais désespérée. Alors j’ai bêtement dit oui. La suite je l’ai oubliée. » Elle fait une pause.
« Lorsque je me suis réveillée, j’étais chez moi au près de mes parents. Ils m’ont appris que William mon frère, était devenu un vampire. En buvant le sang du damné… il est devenu un suceur de sang… par ma faute. Je n’aurai jamais dû… accepter. » Un frisson d’effroi lui échappe.
« Plus tard mes parents m’ont expliqué, que le vampire aux yeux mauves avait pris contact avec eux. Cela m’a effrayée au plus haut point. Je leur en voulais de s’être informés auprès de ce monstre. Celui qui avait gâché ma vie. Par son acte cruel, il m’avait pris mon frère et mon innocence. Laisser à une enfant naïve le choix de toute une existence, c’était de la pure folie. A onze ans à peine j’allais déjà porter de lourds regrets. Ceux d’une gamine assurée que le destin s’est acharné contre elle. J’aurais voulu qu’il meure cet infâme démon ! Que toute cette histoire ne soit qu’un mauvais rêve. »
« Et ton frère ? »
« Je ne l’ai pas revu depuis l’accident. Mes parents voulaient que je l’oublie. Ils m’ont maintenue à l’écart de William, pendant toutes ces années. »
« Et toi tu voudrais le revoir ? »
« Non. Avec le temps j’ai compris leur geste. L’amour des parents, qui veulent protéger le dernier enfant qui leur reste. Comment leur en vouloir après ce qu’ils ont vécu.
Aujourd’hui je me suis fait une raison. William est mort pour moi. Et jamais je n’accepterai qu’il soit devenu un cadavre ambulant ! Jamais ! »
Daphné se lève. Puis s’écroule sur ses frêles genoux, se bouchent les oreilles avec ses mains. Comme si par ce geste, elle pouvait taire la réalité.
L’enfant pleure, sanglote sous cette douce pluie qui purifie le pays. Qui lave sa faute.
A mon tour je me lève et la prends dans mes vieux bras usés.« Ne pleure pas ma petite fille. Tu es si innocente. Tu ne pouvais pas savoir. » La peine de l’enfant me bouleverse. Quand les éléphants se battent, ce sont les fourmis qui meurent !