Bertrand de la Gautière décida un jour de vendre « Tout » aux enchères.
Cela fit grand bruit dans le village et alimenta bien des conversations dans les chaumières.
Vous-vous rendez compte, monsieur Bertrand a dû perdre la raison !
Ce pauvre homme n’a plus toute sa tête depuis que sa femme est morte !
Vendre Tout alors que c’est un bien inestimable qui est dans son illustre famille depuis des générations !
Ses aïeux doivent se retourner dans leur tombe !
Mais s’il vend Tout, il va se retrouver dépouillé, à la rue ! Quel malheur !
On se demande qui va bien pouvoir acheter Tout … encore des émirs ou des russes !...
Le spéculations allaient bon train et personne ne parvenait à concevoir que Tout puisse être acheté par qui que ce soit. Certains prédisaient aussi que monsieur Bertrand se raviserait au dernier moment, conscient de la folie de son projet.
Mais non, il maintint sa décision, envers et contre tout …
La nouvelle avait rapidement fait le tour du monde et toutes les grandes fortunes se précipitèrent au village car c’était la première fois que Tout était à vendre.
Le jour de la vente aux enchères sur la place publique du village arriva.
Une foule indescriptible se pressait autour du pupitre du commissaire priseur. Des hommes et des femmes accourus de tous les continents.
Certains étaient arrivés en hélicoptère et d’autres dans des limousines aussi longues que les péniches de la rivière. Il y avait également beaucoup de curieux ainsi que des farfelus sans le sou qui pensaient que c’était un canular sans compter des illuminés qui étaient convaincus que la fin du monde était proche si Tout était à vendre.
Les enchères s’envolèrent très rapidement vers des sommets vertigineux qui dépassaient l’imagination car il y avait dans Tout quelque chose que personne n’avait pu jusqu’alors acheter.
La vente de Bertrand bouleversait l’ordre naturel des choses.
Il ne restait plus que deux enchérisseurs capables de suivre le prix gigantesque qui avait été atteint lorsqu’une voix de femme un peu chevrotante se fit entendre pour renchérir.
Stupéfaction ! Tous les regards se tournèrent vers elle dans un murmure ébahi de la foule.
Chétive et décharnée, la vieille dame aux cheveux blancs épars était assise dans un fauteuil roulant, sa main gauche aux doigts déformés par les ans encore levée.
Dans la stupeur générale, personne ne fit attention à la voix du commissaire priseur prononçant la fatidique sentence : « une fois … deux fois … trois fois … adjugé, c’est vendu ! » accompagné du bruit sec du marteau de bois sur son socle.
Un immense sourire illumina le visage de la nouvelle propriétaire de Tout.
Mais, tandis que le commissaire priseur s’apprêtait à remettre le titre de propriété de Tout à la vieille dame et à en percevoir le prix, celle-ci secoua négativement la tête avec un regard malicieux et dit d’une voix qui avait soudainement retrouvé une force et une fermeté étonnantes : « laissez-moi la seule chose que je n’ai jamais pu posséder durant toute mon existence et vendez le reste aux avides de toutes sortes ! »
A contrecœur, le commissaire priseur, ému par cette vieille dame qui ne souhaitait récupérer qu’une bricole, accéda à sa demande en violation des règles les plus élémentaires en matière de ventes aux enchères.
Au moment de devoir payer, il s’avéra que la vieille dame ne possédait pas le moindre argent. Par compassion, le commissaire priseur, en accord avec Bertrand, remit à la vieille dame ce qu’elle demandait et les enchères reprirent.
Au grand étonnement de la foule, il n’y eut plus personne pour se porter acquéreur de Tout et les grandes fortunes du monde quittèrent le village.
Bertrand sombra dans la folie et, dans les chaumières du village, il n’y a pas de veillées où les uns et les autres n’essaient pas de comprendre pour quelle raison la babiole donnait sa valeur à Tout.