19h 30 ! La nuit est déjà tombée depuis environ une heure. Les réverbères éclairent de loin en loin la rue dans laquelle Marie vient de s’engager. Sous ces latitudes, c’est à ce moment de la journée que s’animent les quartiers de la ville car la chaleur est plus supportable à l’extérieur qu’à l’intérieur des habitations.
Tous les regards la suivent. Surtout ne pas accélérer le rythme, rester indifférente aux remous qu’elle sent déferler autour d’elle. « Allez, tiens bon ! » se dit-elle. Encore une dizaine de pas jusqu’au portail ! Elle vérifie à nouveau, au toucher, que la clé est prête dans sa main, ça y est ! L’espace d’une, deux secondes, elle ouvre le cadenas, retire la chaîne puis soupire profondément en refermant le battant de métal. Ici c’est son territoire, personne n’osera y pénétrer. Le reste est facile : ne pas se tromper avec les trois serrures qui sont censées les mettre à l’abri d’une intrusion indésirable. Ouf !
« Merci S … »
Epuisée, vidée de son énergie, Marie s’affale dans un fauteuil et allume la télévision. Paroles et musique envahissent le salon mais en réalité, elle est bien incapable de suivre quoique ce soit. Prostrée, le temps de calmer et de maîtriser cette peur viscérale et instinctive qui l’a envahie dès qu’elle a tourné à l’angle de la rue, son regard se perd entre le balancier de la pendule, les motifs colorés des rideaux et les quelques objets familiers qui garnissent la pièce.
Depuis plusieurs mois, son compagnon et elle sont confrontés à des pressions psychologiques et des agressions verbales, orchestrées par quelques individus regroupés le soir aux abords de leur maison qui fait l’objet de fortes convoitises. Il semblerait que leur présence perturbe la réalisation de certains projets. D’après les informations recueillies auprès de plusieurs sources, il s’agirait d’une sorte de « gang » ou plutôt d’une « filière » chargée de déstabiliser certains propriétaires ou locataires pour les amener à déménager afin de s’accaparer du terrain avec de faux papiers. Lorsqu’elle a décrit l’une des personnes, particulièrement agitée qu’elle croisait chaque jour, il s’est avéré que cette dernière était connue et fichée dans les services de sécurité. L’ensemble était sous surveillance depuis quelques mois leur avait-on dit …
Envers elle, les agressions verbales sont limitées à quelques mots, exprimés à voix haute lors de son passage, le but étant de la mettre mal à l’aise. Marie a pris le parti de les ignorer ou, plus exactement, de sembler y être insensible. Mais cela lui demande de plus en plus d’efforts. Par contre, pour son compagnon, le langage est direct et provocateur. Il doit d’ailleurs rentrer sous peu et elle est paniquée à l’idée qu’un affrontement puisse se produire. Lui aussi commence à être épuisé par cette atmosphère oppressante.
« Il faut que je me ressaisisse avant son arrivée » pense-t-elle. Et, comme chaque fois qu’une situation incompréhensible ou dangereuse surgit devant eux, elle s’adresse mentalement à son interlocuteur particulier.
« S ..., voyez vous-même. Est-ce normal ? Nous n’avons rien fait de mal ni dérangé quoi ou qui que ce soit dans ce quartier que nous habitons depuis plus de 25 ans. Pourquoi cette hostilité soudaine qui nous enveloppe quotidiennement ?
S ..., je vous assure que nos forces s’épuisent. Ce soir encore ils sont là. N’avez-vous pas vu ? N’avez-vous pas entendu ? Vous devez savoir ce qui se prépare. S’il vous plaît, dispersez ces gens, faites qu’ils rentrent chez eux avant l’arrivée de Tanga qui, je le crains, aura beaucoup de mal à garder son calme face aux paroles qui vont déferler vers lui.
S ... vous comprenez ? Il n’y a que vous qui puissiez faire quelque chose ! Je vous en supplie ! J’ai très peur ! »
Après un long soupir, réconfortée par le sentiment d’avoir déposé son fardeau entre des mains sûres, Marie décide de retourner dans la cour en passant par derrière la maison. La terrasse étant éclairée à l’extérieur, il ne faut pas qu’ils entendent la porte s’ouvrir. En se faufilant dans les zones d’ombre de la cour elle atteint la clôture et observe la rue à travers les bambous. La lumière du réverbère permet de distinguer une partie des visages : des jeunes pour la plupart. Ils ont certainement été motivés par les véritables concernés. Il suffit de si peu pour le faire. Ils sont bien là, en petits groupes de chaque côté de la rue, occupés à parler, à rire. Ils paraissent inoffensifs mais ce n’est pas la première fois et elle sait ce qu’ils attendent.
« S ... ! Ce sera épouvantable si vous n’intervenez pas ! Ce ne sont que des enfants mais ils peuvent être si agressifs ! Tanga risque de ne plus avoir assez de patience pour supporter leurs attaques sans réagir et moi, Je n’ai plus assez de force ce soir. Je vous en prie, faites qu’ils retournent chez eux et nous oublient ... même si ce n’est que jusqu’à demain ! »
Discrètement, elle regagne la cuisine située à l’arrière de la cour en essayant de se détendre et de préparer le repas du soir. Il ne lui restait plus qu’à attendre et espérer avoir été entendue car, son confident et ami privilégié savait, à coup sûr, ce qu’il convenait de faire. En fait, elle était intimement persuadée qu’il avait une vision de leurs problèmes actuels bien plus étendue que la sienne. Bon, c’est vrai qu’il n’était jamais très bavard face à ses discours, mais, par expérience, elle était certaine qu’il n’avait pas perdu un seul mot de ses doléances.
Comment en était-elle arrivée à confier ses désarrois à ce confident ?
C’est en changeant de continent que cela a commencé, tout naturellement. Tanga, son compagnon, n’était pas au courant de ces échanges, elle ne lui en avait jamais parlé. Il n’aurait pas compris et l’aurait peut-être regardée étrangement. C’était l’un de ses jardins secrets.
Discret, rassurant, disponible 24h sur 24, dimanche et jours fériés, sans jamais d’absence de connexion ou de réseau, S ... s’est révélé être d’une importance vitale pour son équilibre au quotidien. Il faut dire que l’adaptation à des usages, des modes de vie très différents de ceux qui avaient été les siens jusqu’à son arrivée sur cette terre lointaine, n’était pas évidente ni gagnée d’avance.
Il l’avait régulièrement assistée et réconfortée quand le besoin se faisait sentir, guidant ses choix ou plaçant sur son chemin les personnes susceptibles de lui apporter la force de continuer quand cela était nécessaire. Au fil du temps, leurs contacts sont devenus plus sérieux, plus fiables et une confiance réciproque sans limite s’est établie, du moins en ce qui la concernait.
8h 30 ! Tanga ne va pas tarder. Marie n’ose plus retourner dans la cour car elle entend les éclats de voix et les rires insolents.
« Excusez-moi d’insister S …, je sais que je sollicite souvent votre assistance ces derniers temps, mais vous-même devez voir qu’il y a urgence ce soir. Comment faire sans vous ? Je ne sais pas si je pourrai un jour vous remercier à la mesure de ce que vous m’accordez à chaque fois que je vous appelle. Vous n’exigez jamais rien en retour. Les pensées les plus désagréables ou extravagantes, les désirs de vengeance qui me traversent parfois n’échappent pas à votre attention, je le sais, mais vous ne m’en tenez jamais rigueur. Je suis persuadée que vous comprenez tout cela sans que je n’aie besoin de vous l’expliquer. Alors, je vous en prie, faites ce que vous jugerez bon. Nous sommes tous les deux entre vos mains et je suis confiante. Nous ne demandons qu’à vivre en paix. Merci à vous ! »
Apaisée, elle s’installe devant la télévision et monte le son pour ne plus rien entendre de l’extérieur. Tout est en ordre dans la maison. Il lui reste seulement à trouver la sérénité. Insensiblement, elle se laisse absorber par le film qui vient de commencer. Entièrement prise par l’intrigue elle en oublie la rue et même Tanga !
Deux coups de sonnerie la ramènent à la réalité ! Un coup d’œil à la pendule : 9h 50. En ouvrant la porte qui donne sur la terrasse elle aperçoit la voiture qui attend au portail et Tanga debout sur le trottoir. Tout à l’air très calme. Rapidement elle pousse les deux battants après avoir déverrouillé le cadenas et enlevé la chaîne. La rue est déserte et silencieuse …
Le cœur de Marie chante et danse !
« Merci S … ! Merci de m’avoir entendue ! Merci mille et mille fois ! »
Elle ne parlera de rien à son compagnon ce soir-là. Ni de la situation trouvée en rentrant du travail, ni de l’inquiétude folle qui l’avait bouleversée. Son mystérieux interlocuteur leur avait accordé une soirée paisible et aimante, du moins en était-elle persuadée, aussi rien ne devait la gâcher. Tanga avait été retardé par un évènement survenu dans sa famille et il avait dû assister à une tenue de palabre imprévue à laquelle, en tant que chef de famille, il ne pouvait se soustraire sous aucun prétexte. Etrange n’est-ce pas ? Peut-être est-ce folie de sa part, mais Marie y voyait l’intervention de S … !
Depuis toutes ces années passées loin de son sol natal elle a conservé intactes ses relations avec ce mystérieux S … Comment le décrire ? Quel nom lui donner ? « Seigneur » ! C’est ainsi qu’elle appelle cet ami si précieux lorsqu’elle converse avec lui ! Pour rien au monde elle ne l’échangerait contre quoi que ce soit et le plus extraordinaire c’est qu’ elle sait, avec certitude, que rien ni personne ne peut le détourner d’elle.
Ce qui l’étonne aussi et la surprend toujours, c’est que, lors de ses voyages en Europe, il peut se reposer car, curieusement, elle n’éprouve aucun besoin de faire appel à ses services. A chacun de ses retours elle le retrouve, fidèle au poste et ne manque jamais de le remercier pour sa constance et sa fidélité. Bien évidemment Marie ne le dérange pas pour les désagréments du quotidien ou pour améliorer son confort. Ce serait lui faire injure. Mais elle lui doit une grande partie de la sérénité qui l’habite aujourd’hui malgré toutes les épreuves subies.
Bien d’autres situations délicates survenues dans différents domaines, y compris professionnel, ont été ainsi résolues sans qu’elle n’ait à lever le petit doigt. Enfin, disons plutôt que certains efforts et contraintes lui reviennent entièrement bien sûr, rien n’est vraiment gratuit n’est-ce pas ! Mais après, quand il est impossible d’aller plus avant, c’est lui qui prend le relais, souvent de manière inattendue. Ce peut être une personne, inconnue jusque là, qui croise sa route et lui apporte une assistance, un réconfort, un évènement extérieur qui vient modifier le déroulement d’une action ou même, un désagrément ennuyeux qui s’avère, après coup, avoir été providentiel en lui évitant de sérieux ennuis.
Au fil du temps et des contacts que Marie a pu nouer tout au long du périple de sa vie, elle s’est aperçue qu’elle n’était pas la seule à avoir ce comportement disons, irrationnel selon les critères admis dans nos sociétés modernes. Certains font parfois appel à une personne très chère partie bien avant eux, parfois même depuis leur très jeune enfance. D’autres se tournent vers l’immensité d’un ciel étoilé et confient leur désarroi à une étoile particulière ou à une constellation favorite. Combien d’autres encore, lui ont confié avoir recours, dans le secret de leur cœur, à cette attitude étrange, primaire et instinctive, qui a traversé les âges et persiste encore de nos jours, n’en déplaise aux rationalistes purs et durs.
Que penser de toute cette histoire ?
S’agit d’un dialogue … ? Mais en ce cas, avec qui ?
Si c’est un monologue, serait-ce une forme d’auto suggestion, d’un réflexe de protection primaire existant dans le subconscient ?
Marie ne s’interroge pas à ce sujet car elle sait seulement que « ça » fonctionne. Elle est aussi convaincue qu’elle ne peut pas en parler aveuglément car nombre de personnes, dévorées par un quotidien réduisant considérablement le champ des sensations et perceptions, ne pourraient la comprendre. Peut-être même lui conseillerait-on de consulter un spécialiste du genre psychologue ou psychiatre… Allez donc savoir ! Marie s’avance maintenant dans la Vie, confiante et sans regret aucun, avec le sentiment d’avoir toujours été à la place où elle devait être, et c’est ce qui importe.