Ca fait peur d’être heureux.
J’ai compris cela le jour où tu as refusé de t’investir dans un nouveau métier. Une nouvelle vie s’offrait probablement à toi, mais tu as tout refusé catégoriquement. Les excuses se multipliaient, tu te noyais presque dedans.
Tu préfères rentrer tous les soirs et maudire ta passion ; c’est tellement plus facile de jurer contre le commun des mortels, les accuser de ton malheur.
On s’est rencontrés enfants, à faire courir nos doigts sur un mur. Je suis tombée sous le charme de ceux-ci ; tu es devenu mon pianiste et guitariste préféré. Ma référence musicale. C’est ton rythme de vie décousu qui m’a plu, ce grain de folie qu’ont tous les hommes à leur manière. Parfois, à l’aube, ça t’emportait et tu me réveillais d’une musique prenante.
Mais ça fait peur, d’être heureux.
Alors on s’est évités pendant longtemps, chacun fuyait l’autre lorsqu’il revenait.
On s’évite par politesse, par dignité, ou par pudeur. On se charmait. Je t’effrayais, tu me déçevais, ainsi allait l’échiquier de nos vies.
Un jour on a décidé de saisir notre chance. Une promesse d’avenir. Vieillissons ensemble, passons-nous des joints, puis nos dentiers. La vie est courte, on a beau la subdiviser en années, mois, semaines, jours, heures, minutes, secondes, tumultes… Ce ne sont que des chiffres qui confortent le Temps dans la maîtrise de nos destins.
Être heureux…
On a eu notre temps ensemble. On a rêvé, réalisé nos tendres drames. “Trouver sa moitié”, je déteste cette expression. Moi, j’ai trouvé le cœur qui manquait à ma carcasse osseuse, à mes débris de chair. Ainsi nous étions, ensemble.
La passion s’épuise, les questions s’amassent. Les inquiétudes grandissent à nouveau, comme au temps de la séduction.
Ce n’est pas de la lassitude, mais du changement. Tombée amoureuse de la personne que tu étais, pas de celui que tu es devenu… On a évolué côte à côte, s’orientant malgré nous vers des chemins différents.
Ca fait peur.
Je te laisse donc, maintenant. Dans une indifférence fragile, presque douloureuse.
Je ne me rends pas bien compte, je crois.
Je m’en vais prolonger nos songes, parcourir les routes avec des poches trouées, des révoltes aiguisées.
A mon tour de parcourir un chemin, seule. Ment.
Je n’ai plus la patience d’affronter tes colères sommaires. Tes malheurs quotidiens et égoïstes. Le courage de la banalité me perd..
Tu vas me manquer. Je pense. Ré à toi.
M.