"Mon enfant, me disais mon père, le grand méchant loup n’est rien, juste une invention des grand-mères peureuses de manquer de galettes et de beure.
Il faut que tu te méfies du ‘Grand Vorace’. IL n’a aucune moralité. IL prend sans demander, ce qu’IL veut quand IL le souhaite, IL se sert à volonté, avec voracité (d’où son nom, croyait devoir préciser mon père). IL avale goulument, sans faim, tout ce qui passe, les imprudents, les distraits, les autres, tout finit par LUI appartenir !
Même cette lueur que tu as au fond des yeux, même cet espoir que tu gardes tapi au creux de ta poitrine.
Cet espoir que j’ai bien connu, je m’en souviens comme d’un gâteau au goût de rêve, au parfum d’aventure, emballé dans un papier imaginaire.
Saches que le Grand Vorace est tenace, implacable et patient, il te surveille, te harcelle, tourne et retourne autour de toi guettant la moindre distraction, la plus petite des faiblesses.
C’est un tueur, haineux et lâche, spécialisé dans les enfants, les malades, les vieux sans défense. Il tue pour le plaisir, ni plus ni moins, c’est ce qui le rend dangereux et détestable, il est partout, frappe systématiquement et aveuglément... Il se régale, le salaud !
Moi-même... Aaaah ce que j’ai pu être naïf ! J’étais plus jeune, ce n’est pas une excuse, je croyais tout, on me l’avait présenté comme un copain, un brave type toujours secourable, en cas de coup dur, débonnaire et tout. On m’avait dit : "tu verras, avec lui tout s’arrange".
Tu parles ! Un hypocrite ! Moi, bonne poire, j’y étais allé en confiance, prêt à tout lui donner et, sans m’en rendre compte, c’est moi qui effectivement lui ai tout donné. Le salaud, je trouve dans mes souvenirs autant de blessures qui cristallisent en moi une envie de LE tuer...
Non seulement je lui ai tout donné, mais il m’a tout pris ! Je veux dire tout ce que je ne pensais pas lui donner, il s’est servi tout seul.
J’aimais cette fille, vois-tu, pour elle j’étais devenu poète, je la plaçais dans une dimension de rêve intouchable, intemporelle...
Et il est venu se mettre entre nous ! Oh ! Il n’a fait que passer, mais cela suffi, il me l’a prise !
Elle s’est enfuie avec lui.
Certes, elle a eu sa part de responsabilité, la garce ! Et en un sens, c’était mieux ainsi : par la suite je me suis surpris à le remercier, lui, de me l’avoir fait oublier.
Mais tout de même, pourquoi m’avoir gâché ce beau rêve ?
J’aurais tant voulu arriver à le punir de toutes ces souffrances infligées et qui, aujourd’hui, ont pris la forme d’une angoisse terne. Même pas, ...d’un ennui plutôt.
Quand je pense qu’il y en a qui cherchent à le gagner !
La sottise, l’aveuglement des gens sont indécrottable !
On m’avait dit : "avec lui, tu verras...".
Tu parles ! ...Pour elle, n’y revenons pas, il me l’a fait oublier. Mais il n’a pas tué, quand même, la blessure. Pour elle, rien que pour elle, j’aimerais pouvoir enfin gagner sur lui...
Méfies-toi, petit, ne le perds jamais de vue, ne cherche pas à l’affronter, fuis dès que tu sens sa présence...
A force de malice et de ruse, de cruauté aussi, il parviendrait à extraire ce que tu as de plus précieux. Et s’il s’en empare, il le dégustera sous tes yeux effrayés, lentement pour te faire souffrir.
Il est passé et me laisse là avec un creux au fond de ma poitrine, seul traîne l’emballage jauni qui se souvient dans un faible sourire d’avoir partagé avec ses compagnons la plus fabuleuse des histoires...
Celle d’avoir été un enfant !
J’ai tout essayé pour le rester, je t’assure, mais aucun effort n’y résiste dès lors que l’on ne veut/peut plus croire au pouvoir de l’imaginaire.
Parce que le retour à l’émerveillement n’est qu’un mensonge furieux, parce que la qualité qui nous manque à tous c’est le don de perpétrer les commencements, et s’il s’en présente un, crois-moi, n’hésites jamais à le saisir... »
Alors me voilà devant vous, à penser à mon ‘papa-gâteau’, que certains ‘grands’ traitaient de papa-gâteux...
Mon père, que le temps a emporté sans pouvoir m’enlever le souvenir ému. C’est lui qui est à l’origine de ma résolution la plus farouche : celle de ne jamais perdre une certaine naïveté, ne pas m’endurcir et devenir calculateur, dans ce monde compétitif et froid. Ressembler, du mieux que je peux à mes rêves, pour offrir le moins de prise possible à la voracité du temps qui passe...!
PS : en tout cas moi j’ai réussi, je suis parvenu à tuer le temps.. hihi !