En automne, à ses heures si belles, j’ai un rituel : je déploie les ailes de mon échelle -envergure deux fois six mètres- et je grimpe tout là-haut, jusqu ‘au septième ciel, ou presque.
En automne, j’ai un rituel qui me démange de la tête aux orteils. Et ni la fâcheuse goutte, ni le traître vent, ni même les cuisantes trombes ne détourneraient mon aérienne ascension. Pour tout l’or du monde, je ne laisserai à un autre le loisir d’y monter.
Le joli mois de novembre est roux et lumineux, sur l’herbe pétille un tapis de feuilles ensoleillées. Quel enchantement de musarder et de perdre pied !
Mais aujourd’hui, mon rituel est ailleurs, il ne s’arrête pas en chemin, même buissonnier, même craquant comme un croissant doré. Il m’invite, il m’incite à m’élever. Quatre à quatre, j’escalade les étages de mon vieux pommier cabarette alouette et quel fabuleux voyage à deux doigts des nuages moutonneux !
Mon vieux compagnon, au moins centenaire, porte haut ses couleurs, ses blessures et ses secrets. Chaque année il m’accueille bras ouverts -oh ! ils ont perdu de leur vigueur !- mais l’aïeul reste vert. Ma confiance est entière : si une branche cède, une autre aussitôt accordera son aide, elle amortira ma chute et la charge n’est pas mince...
Quelle générosité, quelle magnificence ! Il en a connu, en son sein et sur sa cime, des sérénades, des amours et des nichées. Et fécond encore comme à vingt ans, il m’offre son plus beau ramage, et sous le couvert changeant, mille fruits d’une longue et étonnante patience. Il me suffit de tendre la main pour cueillir, recueillir l’offrande. Don du ciel et de la terre, fiancés enchevêtrés.
Que j’aime ce rituel ! Une à une, religieusement, je pose les rondes pommes, gonflées de suc et de soleil, au fond de mon panier. J’aurai tout l’hiver assis au coin du feu et le printemps nouveau sous les bourgeons éclos pour les croquer, les savourer. Pas de queue pour des prunes et des cabarettes au supermarché...
Avant l’élévation, je caresse le corps noueux de mon arbre, fraternellement. J’effleure la mousse et le lichen. A ses pieds énormes, un lierre s’entortille, jeune et volubile, pas encore importun. Car je veille et je ne laisserai l’endormir de ses rameaux sournois et puis tel un reptile l’étouffer comme une proie.
Là haut, une grappe est trop lointaine, tant mieux ! des cabarettes, il en faut pour tout le monde, la famille, les amis, les oiseaux, les insectes et les vers aussi, poètes décompositeurs.
Mon pommier cabarette mourra de sa belle mort au milieu du pré, entouré des siens : deux petits sont nés voilà quelques printemps. Et le jour, et ce n’est pas demain, où il ne sera plus sensible à la chaleur du soleil, aux caresses du vent, aux fourmillements de la terre, je le prendrai dans mes bras, le coucherai dans l’herbe et le recouvrirai d’un blanc manteau de roses. J’inviterai à son chevet merles et chardonnerets.
Et quand il aura son content de caresses et de chants, nous allumerons un grand feu sans artifice. Une dernière fois, j’inviterai une guitare et un accordéon. L’ami Georges et ceux qui l’ont aimé nous donneront le la et la clé du firmament. Alors l’âme de mon pommier, en mille étincelles, ira rejoindre les astres des cieux.
Au crépuscule de ma vie, j’aurai un rituel : je déploierai les ailes de ma vieille échelle -envergure deux fois six mètres- m’envolerai jusqu’au ciel, et danserai parmi les étoiles et les êtres aimés, pour m’y fondre sans haine.
« Auprès de mon arbre, je vivais heureux... »