Le seul regret que je connaisse à mon père est de s’être lentement éteint ’couché’, et non ‘foudroyé’, lui qui a toujours vécu fier & libre ...debout ! Refusant de courber l’échine, ou de fermer les yeux, défendant à corps et à cri l’idée d’un monde juste et fraternel. Malgré les difficultés et les pièges, malgré les intérêts économiques, les prises de positions iniques, les tyrannies apologétiques de quelque nature qu’elles soient, ..., une vie menée contre l’égoïsme, l’asservissement, le sectarisme et l’indifférence...(1)
L’arbre est tombé,
la foudre l’a frappé,
restent ses fruits... ...déracinés
Insupportable de te voir là, gisant,
toi qui as vécu debout, résolument !
Un minable crabe a eu raison du géant(2),
jusqu’au bout incrédule et mécréant,
toi, le philosophe, qui niait cette évidence,
"tu ’étais’ déjà, avant d’être".
Non que tu te croyais éternel,
mais tu refusais la déchéance,
de ton enveloppe charnelle,
et, cherchant à conjurer l’issue fatale,
tu évitais, avec obstination,
tout contact avec le corps médical,
préférant le silence à la reddition...
"Ni cénotaphe, ni terre",
refusant l’idée qu’en plus de tomber,
ton corps puisse se décomposer,
ou même que l’on puisse se recueillir,
devant un symbole aussi morbide...
"Ni crêpe noire, ni fleurs à cueillir",
ni prières, ni mains à joindre,
une autre de tes batailles, et non des moindres,
la liberté de l’Homme, celle qu’il a de penser,
le devoir qu’il prend, quand on le lui refuse, de parler.
Et malgré ta résistance vis-à-vis du clergé,
ou de toute autre forme de dogmatisme,
politique ou philosophique,
tu t’imposais l’ouverture face au fanatique,
qu’il soit doctrinaire, courtisant ou mystique,
privilégiant, dans toute circonstance,
l’indispensable tolérance,
à tes propres ressentiments.
(sauf face à l’homme qui ment).
C’est une leçon importante pour nous,
papa, ce courage et ce ‘libre-examen’.
Et si aujourd’hui nous sommes à genoux,
bravant ta dernière interdiction quasi inaudible,
nous sommes conscients du cadeau indescriptible,
de ces armes pacifiques, mis entre nos mains.
Mon père était un homme fier, mais jamais orgueilleux,
un "Bwana Mukubwa", comme on disait là-bas en Lingala,
un "homme important" ne se prenant jamais au sérieux,
et je revois la stupéfaction de la triste assemblée,
en ce matin doublement glacé de février,
dans la salle comble du cimetière,
lorsque les premières mesures de Bach(3),
se sont bien vite trouvées rythmées...
par les tam-tam de Lambaréné...(4).
Dernière pitrerie de l’homme qui rit,
à son public non averti,
un de ses disques favori,
alliant Bach, son préféré,
à la musique africaine qui le faisait vibrer.
Car voyez-vous, s’il était fier et sérieux,
mon père était avant tout humble et facétieux...
Lors des discours officiels qu’il était amené à faire,
le public ne pouvait s’empêcher de pouffer,
et si j’en crois certains de ses amis et pairs,
ses ‘éclats’ n’ont pas fini de résonner...
Alors, je suis certain, que là d’où il était,
dans le crématorium, sans doute au fond,
il a du grandement apprécier les traits,
ébaudis et interdits, tous ces yeux ronds,
suscités par les percussions...
"Interdit" est le mot qui convient,
qui penserait jamais décontenancer l’assemblée,
en pareille circonstance affligée,
en lui jouant un dernier tour de vaurien..?
Mon père était parfois qualifié de "monument",
grand de taille et d’esprit,
(ses amis manquent aussi d’objectivité)
et, même si l’on doit relativiser,
mon père reste pour nous ce monument,
dressé là debout, fièrement, les pieds fermement
ancrés au plus profond de nos mémoires
et il nous suffit de penser à lui,
pour que battent en retraite les idées noires.
Voilà pourquoi aujourd’hui encor,
nous nous accrochons à ces images
de l’homme debout, fier et libre,
de l’homme-rire,
qui préférait masquer ses souffrances,
ses doutes et ses appréhensions,
derrière un sourire qui en a séduit plus d’une,
(la face cachée du personnage, mais qu’importe)
pour ne jamais inquiéter sa famille.
Sans doute par pudeur et par prudence,
"ne jamais montrer ses faiblesses"
mais je préfère cette autre idée
de la générosité déployée pour nous protéger.
Difficile dans ces conditions de porter le deuil,
d’un homme qui ne se plaint pas,
et qui ne comprend pas qu’on le fasse.
Difficile de pleurer un homme,
qui a vécu sa vie, comme il l’a choisi,
qui s’est construit en l’affrontant de face.
Impensable aussi, de ne pas suivre l’exemple,
de l’homme qui hier encor,
était un homme essentiellement ‘vivant’.
On peut regretter l’homme
qui a rempli notre vie
et la douleur est là, infinie,
il est difficile pourtant, de persister à larmoyer,
sur un homme qui ne s’est jamais agenouillé
ni sur lui, ni sur personne,
un homme qui ne se plaint pas
même quand le glas sonne,
et qui ne voulais pas que l’on s’apitoie.
Il est parti content, assurément,
piètre consolation pour ceux qui restent,
il est parti comblé, j’en suis sûr,
il ne laisse derrière lui, à part les nôtres,
aucuns regrets, aucunes brisures,
aucuns inachèvements.
Juste le souvenir d’une vie passée,
à défendre de bien sottes idées,
d’un monde juste et fraternel...
Tant de dignité, tendant les mains,
en toutes circonstances et pour toutes les cultures,
tant de générosité et d’ouverture,
menant parfois des combats qu’il savait vains,
au nom de principes qu’il ne pouvait renier.
Et s’il n’a pas marqué l’Histoire
de pierres blanches ou noires,
il peut se taire maintenant,
le flambeau est passé, durablement :
il restera à jamais un homme debout,
aux yeux de tous ceux qui, à ses côtés,
ont appris à se lever
et refuseront de se mettre à genoux
Une vie passée débout, même alité,
à défendre courageusement ses idées,
combat qu’il a mené,
jusque dans ses derniers jours,
jouant un ultime tour,
au curé de l’institution,
tentant résolument de le convertir,
lui, l’homme de dieu,
à la parole des "hommes libres" !
Un amour paternel,
universel,
mais aussi et avant tout un amour fraternel...
Et toi ma mère, courage...
tu sais que nous sommes là,
tu n’es seule que le soir...
Et toi ma mère,
que deviendrons-nous si tu venais à disparaître ?
Que deviendrais-je moi ?
Face à cette dure réalité,
devoir me résoudre à devenir grand,
devenir "adulte"
Je ne crois pas que j’en serai jamais capable,
il y a trop longtemps maintenant...
que je suis ton enfant...!(5)
Lorsque tu le retrouvera, Maman,
dis lui bien que ses enfants et petits enfants,
sont là, fiers et debout, résolument !(6)
PS : A l’enterrement de mon père, traversant la foule, un de ses condisciples d’école s’est présenté à moi, il n’avait plus vu mon père depuis que mon grand-père s’était installé à Bruxelles fin des années ‘30, il avait fait tout ce chemin depuis Marcinelle (Charleroi) pour le retrouver une dernière fois..
Sans plus le connaître, juste un souvenir de gamins, de billes et de cour de récré ! Incroyable, non ? Et formidablement émouvant ! (à moins que ce ne soit pour lui faire un dernier pied de nez ? Mais qui aurait la rancune aussi tenace... 70 ans après ?)
Ma mère ne nous a pas accompagnés, elle est restée seule à la maison. Certains en furent choqués, les convenances, voyez-vous, encore et toujours...
Moi j’ai rarement vu plus grande preuve d’amour que dans ce geste, seule pour pouvoir se recueillir loin de la cérémonie, des obligations, de tout ce conformisme, pour se réfugier dans le spirituel. Pour profiter pleinement de cet amour qui ‘habite’ encore la maison...
J’ai, depuis, cette croyance : aucun départ ne peut détruire l’amour !
Par la suite les amis intimes nous ont accompagné chez nous pour partager des souvenirs, revoir de vielles photographies et, paradoxalement, il y avait plus de rires que de larmes. ...Vous allez penser que le chagrin me fait délirer... mais je crois que mon père était là pour saluer une dernière fois la compagnie et amuser la galerie...
Je ne crois pas à l’au-delà, aux âmes etcetera, mais ne peut-on imaginer que le souvenir soit une main tendue à ceux qui restent ? Au travers de l’exemple, au travers de l’écho des propos, au travers, peut-être aussi, des pitreries indispensables pour pouvoir tout relativiser et garder un niveau raisonnable d’humilité...
Certains croient que la mort n’est pas une fin mais un commencement d’autre chose...
Ce soir, je voudrais tellement le croire avec eux...
1. En 1924, le ministre libéral des Colonies, Louis FRANCK écrit : "Pour l’éducation morale, c’est sur l’évangélisation qu’il faut surtout compter. On ne fera rien de permanent sans elle. Cette conviction est indépendante de toute conviction de foi ou de dogme. Elle est basée sur cette observation que la vie indigène est profondément pénétrée de religiosité et de mystère. Seul un autre sentiment religieux, plus élevé, mais aussi profond, paraît capable de remplacer ces influences traditionnelles et d’amener la moralité indigène à un plan supérieur."
Apparues seulement en ’46, les écoles laïques (publiques) ont du faire face à cette croyance et à la main mise du clergé sur l’éducation. Je ne connais pas le détail, mon père n’aimait pas parler de ses "démons-douloureux" je sais seulement que mon père avait gardé de profondes frustrations de ces oppositions, de l’hypocrisie et des coups bas des "bons pères". Il est évident que cela a conditionné sa vie et renforcé son combat pour le libre examen.
2. Alors tu vois Jean-Claude J, pourquoi je n’ai aucune pitié pour le pinnothère et ses congénères !
3. La passion selon St Jean, chorus 1
4. Du Bach, mais également des chants traditionnels africains joués par un orchestre mixte européen et africain à Lambaréné : "Lam Barena", Bach to Africa, un disque très très original et intéressant.
5. Si grandir est perdre la ‘sentimentalité’, l’ouverture et toutes mes émotions, l’idéal et la naïveté indispensable à l’espoir, alors, non, je ne veux pas "grandir"... Mais chuuuut, mes enfants ne savent pas que je suis ici, faut pas ! J’ai une image de papa à construire moi..! Un arbre à maturité et qui a peur, lui aussi, d’un tout petit crabe !
6. Il avait l’habitude de dire qu’on naît tous avec en main un carnet de route, qu’on doit remplir SOI, d’une écriture ferme et rouge, en faisant des choix réfléchis mais pas seulement... le cœur est également bon conseiller, croire en son intuition et en soi, croire aussi en la générosité, ne pas se laisser phagocyter par la volonté de ‘normalisation’, qui nous est imposée de toute part, en marketing, en économie, en politique, dans l’éducation, par des gourous, des marabouts et autres disk jockey (la censure culturelle existe aussi dans nos radio/télé)... Bref, toutes ces choses qu’on nous impose des pieds à la tête, des ‘nike’ aux sacro-saints ou politico-malsains ‘préceptes’ qui détournent, à mon humble avis, le Monde de ses vraies Valeurs de Vie...