Je voulais partager avec vous un poème écrit par mon père en 1994, lors des évènements tragiques qui ont déchiquetés le Rwanda... On se doute (mais qui paiera ?) d’où vient ce crime impardonnable de réveiller les démons de la haine et de la violence aveugle...
Nous avions tous des amis là bas. Et si ce n’est pas le cas, nous y avions tous des frères...
Combien de décennies faudra-t-il pour reconstruire et retrouver une "intelligentsia" capable de conduire le pays ?
Avril ’94 tout commence par un attentat, tout finira par le plus effroyable bain de sang fratricide !
L’Afrique est mal barrée me disait JCG, un observateur parfois désabusé... Mais n’est-ce pas plutôt l’humanité toute entière qui part en vrille, assoiffée de sang et s’injustice ?
RWANDA.
Tu ouvres grande la fenêtre,
et les collines s’éveillent au sortir de la brume,
dévoilant les rugos (1) çà et là qui s’animent...
et tu oublies déjà qu’il existe,
en permanence sous tes pas,
un état second fait de rancœur et de haine,
tapis au creux des champs de cultures vivrières.
Tu fais quelques pas vers la plaine,
à la rencontre des premiers bananiers,
au passage tu as salué celui qui sort de son domaine,
pour aller paître quelques bœufs...
et tu oublies que l’état second peut sourdre,
à tout moment, au flanc de toutes collines.
À l’entrée d’un rugo, le hutu Gahima claironne qu’il est père,
don d’Imana, son épouse,
et d’un palmier voisin, le calao en atteste la joie...
c’est pourquoi il oubliera, une journée entière,
l’état second qui veille, en équilibre instable,
et déjà s’agitent les palmes,
comme sous l’effet d’un mouvement de la terre.
La route en latérite a des reflets de terra cotta,
un soleil de saison permet les randonnées,
jusqu’à la tombée de la nuit, et tu boiras,
de connivence, avec les autorités communales,
à même la calebasse, le jus des bananes épluchées,
car tu oublies le lugubre murmure de l’état second,
qui patiente au fond des galeries forestières.
A l’université de Butaré, les étudiants,
toutes ethnies réunies,
sont friands de philosophie,
et le tutsi Makusa "en pince" (comme il dit),
pour Marx et pour Hegel.
Oublierait-il qu’à deux pas de là,
dans les pâturages aux cornes de lyre,
se ressource la parabole hégélienne,
de la lutte à mort du maître et de l’esclave ?
Tu l’aimes, ce pays,
jusqu’au point de vouloir couper le lien ancestral,
et... "brûler tes vaisseaux"...
jusqu’à oublier...
Mais foin de l’oubli castrateur de mémoire, car soudain...
c’en est fait... le calme n’était que trêve,
et déjà Kigali voit monter à ses portes les lances et les haches...
C’en est fait des jeux pacifiques d’ombre et de lumière :
l’état second a explosé dans l’horreur des rancunes,
amassées dans le fourbe giron de la démocratie.
La route en latérite est une cicatrice, le sorgo piétiné,
et des rugos en flamme dans l’immense clameur,
où les cris de vengeance se mêlent aux appels des victimes,
un touraco (2) blessé, frappé d’une balle perdue,
vient s’abattre à tes pieds...
Ô rives du Kivu, Ô Kibuye aux mains des armes prétoriennes,
et, Toi, Nyabarongo, noble mère, tu vas devoir encore...
charrier tes cadavres.
Le tonnerre s’est rapproché,
et déjà de partout sortent des bananeraies,
ceux là dont le destin tribal a fait des assassins.
Tu sais que le pardon ne sied pas à l’adresse de ceux qui ont voulu que l’alliance se fasse...
Il faut t’enfuir, prendre en toute hâte la route sinueuse qui descend vers le bassin du lac Tanganyika.
Ne pas se retourner...
Serrer les poings...
Chercher un nom pour un pays en flammes...
...état second !
Freddy Bulté, avril 1994.
(1= rugos, ensemble de cases où habitent une famille ; 2 = grand oiseau bleu).
PS 1 : "On n’a pas l’heure, on a le temps" (proverbe Rwandais).
PS 2 : À partir du 7 avril 1994, le projet génocidaire est exécuté par le "Hutu Power", un mouvement hutu extrémiste dont le noyau, l’Akazu, est constitué de proches de la famille du président Juvénal Habyarimana et de celle de son épouse.
Son nom tient du mot d’ordre utilisé par ses dignitaires pour exprimer en anglais le pouvoir exclusif des Hutu sur un Rwanda purifié de la présence des Tutsi.