6 heures du matin.
Un quai sur la côte atlantique. Des hangars en tôle à perte de vue, si hauts et si grands qu’il faut des voiturettes électriques pour aller de l’un à l’autre. Des rails d’acier serpentent séparant la chaussée en son milieu. Des lampadaires à chaque coin projettent une lumière jaunâtre. Cling, clang, une enseigne rouillée se balance au bout d’une chaîne, agitée par le vent marin qui souffle lorsque la marée remonte. Tout est gris, froid, impersonnel.
Un chuintement de pneus qui glissent sur l’asphalte. Un arrêt brusque, le cran d’un frein à main que l’on serre un peu trop brusquement. Des semelles qui claquent, un trousseau de clefs que l’on remue pour trouver celle qui s’ajustera, enfin le cliquetis des pênes qui bougent et le crissement d’une porte qui coulisse.
Le clac du levier de l’interrupteur et une lumière agressive jaillit éclairant l’ouvrage.
L’air est saturé du mélange des huiles usagées déversées dans les bidons stockés en pile de deux hauteurs ça et là. A cela s’ajoute, les odeurs de graisse, de gas-oil, de chiffons sales. Les ouvriers arrivent les uns après les autres. Ils se dirigent en file vers la droite, pénètrent dans les vestiaires métalliques, se changent, sans un mot !
Leurs cottes de travail grises sont imprégnées des effluves de leur labeur, tâchées de noir provenant des produits qu’ils manipulent et de marron des auréoles de sueur sous les aisselles.
Le raclement des lourdes chaussures de sécurité se dirige vers les différents ateliers qui entourent la construction.
Des coups de marteaux qui frappent les enclumes pour plier l’acier, le crissement des tiges filetées que l’on visse, le ronflement du générateur, le fracas des plaques de métal que l’on cogne. Un tintamarre que seuls les casques antibruit de ces robots humains atténuent tout en rendant toute conversation amicale impossible.
8 heures.
Une sirène hurle un son strident.
Branle bas de combat ! Tout le monde lâche ses outils, se précipite vers le centre du hangar, attrape câbles d’acier, élingues et filins, les arriment à la remorque qui se met tranquillement en marche.
Dans les premières lueurs de l’aube, le quai des chantiers navals s’éveille brutalement.
La mise à l’eau de la dernière création va avoir lieu !
Des techniciens accourent de toutes parts. Des marins s’accoudent au plat-bord des navires amarrés. Un remorqueur stationne au loin.
Tout le monde retient son souffle. Le silence après le fracas de l’acier.
Elle s’avance majestueusement belle, créée par la main de l’homme pour son plaisir.
Son grand mât frôle le haut du portail du hangar. Sa coque couleur ivoire, laquée, arrondie, lisse, appelle la douce caresse d’une main. Ses voiles de soie beige sont repliées, délicatement posées, entourées par des liens tendrement serrés. Les manilles cuivrées tendent les cordages prêts à la manœuvre. Les mousquetons retiennent les drisses dans l’attente de hisser les voiles auriques du mât de misaine.
Le bois précieux du pont luit et fleure bon la cire fraîchement appliquée. Les hommes d’équipage, tout de blanc vêtus, arpentent l’espace à pas feutrés, manœuvrant précautionneusement.
Dans un doux murmure, elle coulisse sur les rails qui se perdent dans l’eau. Son ancre noire brille sous les premiers chauds rayons du soleil qui se lève pour rendre hommage à cette belle dame avant son premier bain.
Délicatement, elle mouille le bas de sa coque, s’arrête un instant pour mieux se faire admirer, pour mieux prendre son élan, puis elle glisse d’un mouvement souple et léger dans l’onde bleue qui semble s’ouvrir pour l’accueillir.
Un à un, les liens qui la retenaient à la terre se détachent.
Elle est libre, ivre de liberté.
Les marins s’affairent à délier les nœuds qui retiennent ses voiles. Eole courtise ses nouvelles proies avant de souffler lentement mais sûrement pour ne pas les effaroucher.
Elles se gonflent joyeusement.
La foule applaudit.
La goélette de l’amuseur de mots est prête pour un voyage long et enrichissant.
Elle n’en doute pas un instant, mais lui en est-il conscient ?