Ce matin-là, l’odeur familière du café que l’on passe ne m’avait pas réveillé, je n’avais pas ressenti l’envoûtement des capiteux effluves qui m’invitaient au quotidien voyage dans l’espace, rapide et cependant lointain, rapide parce qu’il ne durait qu’une minute ou deux, de ces minutes où la volonté du dormeur tient encore à s’abîmer... encore... encore un instant comme le voyageur qui plonge un dernier regard dans le paysage aimé avant de laisser enfin tomber le rideau de la voiture qui doit le ramener chez lui, lointain parce qu’une odeur, mieux qu’un son, est forte à vous transporter bien au-delà de toute région repérable sur une carte, fusse un portulan aux teintes pastel, teinte qu’à une époque moins férue que la nôtre des modes anciennes, on aurait dites ’passées’.
[d’ailleurs, c’est étrange vous ne trouvez pas, cet engouement pour tout ce qui touche au passé, récent ou plus lointain, comme si l’Homme se cherchait des repères ou des racines auxquelles s’accrocher, non que le monde actuel ne lui en offre plus, mais ce qu’il a à offrir, ce monde, est tellement moins enthousiasmant..., enfin, c’est ma vision...].
J’étais légèrement enrhumé, ce qui explique à la fois la défaillance de mon odorat et, sans doute également, une certaine paresse de ma personne toute entière comme c’est le cas just’avant un accès de fièvre, et si l’on se demande ce qui se passe, c’est tout simplement une plainte du corps qui sent sourdre le mal, comme l’on dirait d’un chien qui gémit peureusement aux pieds de son maître qui n’a pas encore reconnu l’imminence d’un danger.
J’avoue que je profitai largement de ces moments de grâce qui m’offraient l’occasion de rêver, plus fiévreux que de coutume et, l’heure de mon lever ayant passé le cap de l’habitude, je n’éprouvais aucun désir de me trouver debout et si -ce n’était pas le cas à cette heure- quelqu’occupation dite indispensable m’eût attendu à l’orée de ma chambre, je l’eusse négligée comme on feint d’ignorer la présence d’un importun, c’est pourquoi je m’accordais un supplément de songe, tel un jardinier qui dispense encore une pincée de semences au coin du parterre préféré...
Cette image m’entraîna bientôt, sans qu’il me fût bien nécessaire de me l’expliquer, vers cette terre de Provence que j’avais parcourue quelques années auparavant.
Surplombant le lac de Ste Croix, Les-Salles-Sur-Verdon était à nouveau en fête, pour ne pas oublier son passé englouti, ravivé par les cris joyeux de ses enfants, et j’arpentais ses terres mauves et tellement faites aux pas des promeneurs qu’on peut les nommer "de bonne chère" sans risquer le reproche de malmener un peu trop le langage, je longeais les Cros et ses luzernes, caressais la Mourouate et ses vignes, passait La Bocouenne et La Berge, landes truffières, humais les lavandes du Bouis Long... et les bois, ah ! les bois où je m’enfonçais à larges mouvements de canne : L’Eclair, Les Gorgues, La Boujaffre, La Terrasse... mais les parfums si différents de chacun de ces sites ne se mélangeaient point, me saisissant l’un et puis l’autre au fil de chacune de leur évocation et comme ventilés sous la houe du souvenir dont j’étais, pour moi seul, le gardien patenté soucieux d’éviter toute liaison douteuse pour goûter jusqu’au fond d’elle-même l’émanation spécifique de tel ou tel lieu et passant ensuite à un autre comme, dirais-je, pour un inventaire de fin de saison voué aux coffrets de bois neutre qui guettent, bouche bée, le précieux dépôt qui leur est destiné.
J’avais à l’époque pris le pli de marcher chaque jour, sans relâche, pendant plusieurs heures et, rentré au domaine de La Tuillière, je montais dans ma chambre où, une fois ôtées bottes et veste à grosse côte, je m’allongeais à même l’édredon au surtout chamarré, à midi si je m’étais mis en route à l’aube, à vêpres si je n’avais pu me libérer qu’après déjeuner, c’est-à-dire lorsque j’avais dument consacré ma matinée à faire répéter Virgile à ma fille Dorothée à qui il prenait parfois d’arriver, toute vêtue de frais, vers les huit heures, serrant sous son bras tout ce qu’il faut pour que je comprenne sans mot dit ce qu’elle attendait de moi, service que j’assumais d’ailleurs avec un malicieux plaisir tant de connotations charmantes et touchantes venant en effet mêler leurs délices à notre studieuse communication.
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Papa, Papa..! Il est déjà huit heures !
L’exclamation de mon fils venue du couloir qui mène à notre chambre acheva de me rendre à la vie, sans chagrin tant est ingrate la pensée qui, l’espace d’un soupir, laisse là où elles s’étendaient à loisir les souvenances et leur doux attouchement, pour un esprit à nouveau tout alerte et déjà préoccupé par la manière dont il faudra bientôt empoigner la journée, car c’est là toute la nécessité et tout le sel de ces premiers instants du lever, de ces premières réflexions sur l’emploi du temps et pour ainsi dire sur une introduction aux occupations profanes, sur la méthode, sur le mode, dont va dépendre la réussite ou le déficit de la journée, l’angle même sous lequel il y aura lieu de s’investir dans une occupation pour qu’elle soit accomplie de manière à nous rendre finalement satisfait malgré tant d’impondérables obstacles hostiles par nature à tout contentement de soi.
C’est tout de même rasséréné que je dégustai toast et pamplemousse et ce café dont j’avais l’instant d’avant humé dans un demi-sommeil les senteurs sympathisantes...
Solidaires ?
Une tranche de vie, sans grand intérêt peut-être, l’ébauche d’un tombeau ou d’une résurrection ?
Peut-être. Et jusqu’à quand ?
Encore un matin, qui me rapproche un peu plus de la fin, anticipant une journée sans grande faim...
Vivement ce soir !
Un coup de ‘plume’, un shot d’émotions et hop ! au dodo !
Cette petite mort qui me rassure tant...
Ou bien est-ce ma couette-doudou ?