Juin 1243.
Sur la place inondée de lumière, assise sur un banc de marbre elle observe les domestiques s’affairer sous le regard incrédule des voisins indiscrets. Le sourire aux lèvres, elle voit partir tout ce qui jusqu’à présent a composé sa vie : les somptueuses soieries, les meubles sculptés, les tapisseries qui recouvraient les murs de sa riche demeure dont les pierres résonnent encore au souvenir des fêtes fastueuses qui réunissaient tout ce qu’Albi avait de noble et d’opulent. Aujourd’hui, elle a trouvé la lumière qui manquait à sa vie, elle qui a si longtemps vécu dans l’erreur de ce dieu diabolique qui lui a donné le goût de l’apparat et de l’oisiveté, répare ses fautes passées en faisant vœu de pauvreté, passage obligé vers la rédemption et la pureté.
Elle ne veut rien garder de ces années de ténèbres. Rien ! Pas même cet anneau qu’elle avait juré de conserver à son doigt jusqu’à la mort et qui lui semble maintenant si vain, si inutile, si dénué de sens.
A Jeanne, sa suivante, toujours si discrète, si dévouée, elle a offert ses plus beaux bijoux et ses robes en brocard. Affectée, la pauvre femme s’est jetée à ses pieds, embrassant le bas de sa robe, alors Béatrice l’a relevée doucement mais la servante cachant son visage de ses mains abîmées ne put s’empêcher de pleurer.
Le marchand, un homme trapus à l’œil acéré comme celui d’un rapace, se dirige vers elle et la sort de la rêverie dans laquelle son âme s’était plongée. D’un geste brusque, il lui tend une bourse remplie de pièces d’or, elle se lève, s’en saisit et d’un geste ample la déverse sur le sol, petites gouttes de soleil qui s’écrasant sur la terre soulèvent des volutes blanchâtres.
A quelques mètres d’elle, les visages jusqu’à présent narquois se figent. Interloqués les badauds rassemblés s’immobilisent, le temps semble suspendu dans l’azur matinal mais soudain l’appât du gain est trop fort et un homme se précipite sur le trésor donnant ainsi dans un rire le signal aux autres voulant leur part.
Elle tourne le dos à la foule cupide et s’éloigne, indifférente aux cris et aux bousculades que son geste vient de provoquer. Son regard croise celui d’une petite fille, alors elle ôte le collier qu’elle porte autour du cou, dernier signe apparent de la noblesse de ses origine et le glisse dans la main de l’enfant silencieuse.
Vêtue d’une simple robe de coton blanc, Béatrice, vicomtesse d’Albi s’apprête à rejoindre le château de Montségur, où l’attend son ami Guilhabert de Castres.
Juillet 1243
La route de la foi est longue et pavée de maux mais enfin la récompense est là. Devant ses yeux, au sommet du pog se dresse enfin la citadelle, espoir de tous les espoirs, refuge de ceux que l’Eglise toute puissante montre du doigt. Des larmes de bonheur coulent sur ses joues, la délivrance est à portée de main et c’est l’âme légère, qu’elle entreprend l’ascension par l’étroit sentier escarpé du pic rocheux.
Mais à son arrivée, la place forte est en émoi, partout, on entrepose des armes, des vivres. Guilhabert, effondré lui apprend la terrible nouvelle : les troupes de la reine Blanche de Castille marchent sur Montségur, déterminés à les mettre à mal, eux, les « hérétiques » et à leur faire payer le massacre des membres du tribunal de l’Inquisition d’Avignonet. Forts de leur croyance et de leur conscience, tous décident de rester et de se battre pour la forteresse. Béatrice ne tremble pas, elle revendique ses convictions et si elle doit payer de sa vie l’éternité de son âme, elle ne reculera pas.
A l’aube du jour suivant, des cris et des éclats de voix se font entendre le long des remparts. Ils rebondissent sur les murs comme autant de menaces ; l’armée royale est là, entourant le château. Tout d’abord ce ne sont qu’injures et grossièretés que les soldats adressent aux assiégés, puis commencent les tirs d’arbalètes, les flèches enflammées et les assauts répétés de jour comme de nuit. Des hommes meurent par dizaines, par centaines, mais les Parfaits ne cèdent pas. L’été s’achève et le siège dure et dure encore, puis l’automne se termine et vient l’hiver, glacé et sinistre. Les vivres manquent et les plus faibles s’éteignent à bout de force, affamés et transis. La maladie, la vermine s’étendent mais la forteresse résiste. Plutôt mourir que de se rendre ! Béatrice n’est plus que l’ombre d’elle-même mais rien ne vient ébranler ses croyances, elle prie, prête à affronter sa destinée. Enfin, l’hiver prend fin et les premiers rayons de soleil du mois de mars ne font que renforcer la tristesse et la désolation. Les assaillants, eux aussi s’épuisent, l’hiver a été rude et la citadelle reste imprenable, mais nul ne retrouvera son foyer tant que Montségur n’aura pas rendu les armes.
16 mars 1244
Soudain, dans les rangs de la royauté un ordre se propage comme une traînée de poudre ; les soldats s’activent et dressent au pied des murs de hauts bûchers qu’ils allument aussitôt. A l’intérieur, la terreur prend le pas sur la raison et les Cathares décident de se rendre et de renier leurs convictions. Mais Béatrice ne peut se résoudre à abjurer ce qui l’a fait renoncer à tout ce qu’elle possédait, à tout ce qu’elle était. Alors, la main dans la main de ses compagnons d’infortune, elle décide de se jeter du haut des remparts dans le bûcher dont elle sent la chaleur lui brûler la peau comme les flammes de l’enfer.
La légende dit que lorsque son corps s’embrasa, une colombe née de son sein prit son envol et se perdit dans le ciel ensanglanté comme un rêve d’éternité.