Mais voilà ce plaisir me fut refusé, au prétexte de l’ignorance de la médecine sur mon cas. Ignorance, ou volonté délibérée de me cacher quelque chose ? J’étais subitement pris d’un doute effroyable à ce sujet, et si volontairement on me taisait mon état pour ne pas m’affoler ? J’allais perdre un oeil, peut-être les deux. Devenir infirme, invalide, incapable de retravailler, je plongerais dans une profonde dépression qui me mènerait au bord du précipice. J’en étais sûr désormais, ils savaient tous très bien ce que j’avais et ils tentaient de me ménager avant de me l’avouer. Au mieux je ne perdrais qu’un oeil, tentais-je de me dire pour me rassurer. En ouvrant un oeil et le bon, tout était encore possible. Bien entendu certaines activités seraient plus compliquées, mais rien ne serait totalement insurmontable, au contraire même pour le tir à l’arc par exemple : plus besoin de fermer un oeil pour viser. Le hic, c’est que normalement je vise avec l’oeil gauche, celui-là qui justement a baissé le rideau. Qu’à cela ne tienne, je changerais d’oeil de visée, j’apprendrais à tirer comme un droitier et j’en profiterais pour passer au tir instinctif et le tour serait joué. Pareil pour prendre des photos, au lieu de faire des grimaces grotesques pour fermer un oeil en visant à travers l’oeilleton, je pourrais cadrer directement. Allez hop problème suivant, pendant qu’on y est, terminés pour moi les "je n’ai pas fermé l’oeil de la nuit". Je dormirais deux fois mieux dans ces conditions avec un seul oeil à fermer, ou si vous êtes moins optimiste, je ferais deux fois moins d’insomnie. Ha ha, ils ne me connaissaient pas ces idiots de médecin qui voulaient me dissimuler mon état réel, mais j’allais leur montrer. A tout problème, il y a une solution et si il n’y a pas de solution c’est qu’il n’y pas non plus de problème. Emballez, c’est pesé, roulez jeunesse, circulez y a rien à voir. Ceci étant, je n’avais rien eu à me mettre sous la dent et avec ma vision de guingois, j’avais l’impression d’assister a un remake de la grande bouffe telle qu’aurait pu l’imaginer les Marx Brothers. Une seule solution, tenter de me réfugier dans un sommeil réparateur, ce qui ne serait pas du luxe avec la nuit que je viens de passer. J’aimerais bien pendant qu’on y est pouvoir faire un brin de toilettes, mais pour le brun que je suis, point de toilettes me répond en substance une blouse qui traînait dans le coin :
Ici, c’est les urgences, on n’a pas de douches. Vous vous laverez en rentrant chez vous. Vous vous croyez où ? à l’hôtel ? -----
Manque de chance, une fois de plus, je ne suis pas tombé sur la plus aimable des urgences. Pourtant elle vient de prendre son service, elle devrait être fraîche et pimpante après une VRAIE nuit de sommeil, pas encore fatiguée, ni agacée par les malades et autres empêcheurs de buller en rond. Au lieu de cela, elle attaque bille en tête la journée de la plus mauvaise manière qui soit, en engueulant tout ce qui passe à sa portée. Ça doit être l’infirmière en chef, ça ne peut être que ça, sinon pourquoi tant de haine ? Une autre hypothèse serait qu’elle soit dans sa période « les Anglais ont débarqué avec 10 jours d’avance » et que ça lui porte sur le système. Mais j’en doute vu son age, il y a longtemps que nos amis d’outre manche ont cessé toute activité avec elle.
J’insiste, et malgré son opposition, je finis par obtenir gain de cause. Une n’aide soignante me tend des lingettes humides pour que je puisse me rafraîchir un peu. C’est plus que sommaire, sans index, ni chapitre, une lingette pour le visage, histoire de retrouver figure humaine, une seconde que je passe rapidement sur le corps et sous les aisselles et c’est terminé. La lingère repasse déjà pour récupérer nos accessoires de toilettes et elle les jette en vrac dans un grand sac poubelle qu’elle traîne derrière elle avec autant de grâce qu’une baleine échouée sur le sable. Au passage je lui demande :
J’imagine que pour se laver les dents, vous n’avez rien ?
C’est tout à fait ça !
Est-ce que je peux au moins avoir un peu d’eau, j’ai soif, je n’ai rien bu depuis hier.
Non, rien tant que le médecin n’est pas passé.
Et il passe quand ?
Quand il aura fini ses consultations.
C’est à dire ?
Ça dépend, des fois c’est le matin, d’autres fois non.
Décidément, il n’y a rien à en tirer et je sentais bien que je commençais à l’agacer avec mes questions. Vivement que je sorte d’ici pour réintégrer le monde réel. Je découvrais brutalement ce que certains appelaient la médecine à deux vitesses et la réalité dépassait la fiction, car ici tout était au point mort, on n’avait même pas enclenché la première vitesse. Ce qui n’aurait pas servi à grand chose vu que personne n’avait songé à mettre le moteur en marche, si tant est qu’il y ait un moteur à faire tourner. Je commençais à comprendre : St Antoine était la représentation sur terre de l’univers kafkaïen. ----- C’était donc vrai, ils avaient réussi à reproduire un modèle grandeur nature. L’absurde côtoyait joyeusement l’inutile, tandis que le désordre obéissait à des règles précises - règles, qui souvent se contrariaient les unes avec les autres - mais le pire de tout cela, c’est que finalement le chaos avait trouvé sa place et du désordre apparent, naissait une certaine rigueur. Rigor mortis... Un voile recouvre une forme étendue que l’on s’empresse d’évacuer afin de libérer la place pour un nouvel arrivant fraîchement livré à la machine infernale par le SAMU ou les pompiers. J’avais envie de leur crier de fuir alors qu’ils le pouvaient encore, fuyez tant que la machine ne vous a pas avalé, digéré, broyé, assimilé. Fuyez ! Ici ni dieu ni diable n’osent s’aventurer, aux urgences les lois ordinaires n’ont pas droit de cité. Le monstre fonctionnant en autarcie totale reprend le cours de ses activités. C’est l’heure des soins (tagada tsoin tsoin). Objectif pour l’équipe constituée :
1. Traiter tous les patients en moins de temps qu’il n’en faut à un asthmatique pour rendre son dernier soupir.
2. Appliquer strictement, voire sévèrement, la procédure.
Formulaire standard N° ZB415X667-A.
Chapitre deuxième du domaine principal, paragraphe 8, alinéa 3bis de la sous section subdivisionnaire, révision 1A.
Document conforme aux directives du code de la santé publique, loi de finance 2006 modifiée par le décret d’application 1998-65 du ministère de la santé, en application des nouvelles normes européennes
Commissariat Général du Patrimoine Mutualiste Européen (CGPME) relatif à l’indignité humaine, division de l’Organisation de la Gérontologie Mutualisée (OGM),
Code général des impôts (CGI), codicille 5773-4 correspondant à l’assiette de calcul de l’assujettissement à la taxe locale d’habitation pour les résidents non permanents.
En respect des règles de la Caisse Nationale d’Aliénation Mentale (CNAM) et des accords de branches collatéraux de la Fédération Nosocomiale des Agents Infectieux Maladifs (FNAIM) avec l’Union Redoutable du Saint Suaire et Autres Fadaises (URSSAF) et du Collectif des Primates Auto Masturbés (CPAM).
Vu le 1er Ministre et ses ascenseurs.
3. Retourner illico presto se faire un expresso fortissimo en se plaignant en chœur des personnes trop corpulentes : Ah les gros !!! (Note à benêt : Allegro est une orthographe couramment admise)
Toutes ces formalités administratives accomplies on pouvait passer à l’épreuve des 3 T :
Température, Tension, Taux d’urée.
À ne pas confondre avec les 3 Tess :
Tess d’uberville, Tess Halée et Tess père Coi. Mais comme le disent si bien les Anglais après avoir sifflé une bonne pinte : l’Ale bue, mine. Et aux urgences ce n’est pas bon signe.
Sans aucun problème je passais tous les tests avec succès, "on" inscrivit méticuleusement sur un beau papier millimétré toutes mes notes aux examens et la courbe qui en résultait était plus plate que l’électro-encéphalogramme d’une huître en état de mort cérébrale. Pugnace, je ne renonçais pas à poser les questions qui me brûlaient les lèvres :
Quand est-ce que je vois un médecin ?
Quand est-ce que je sors ?
Invariablement on me répondait à ma première interrogation :
Quand il aura fini ses consultations.
Sous entendu, lorsqu’il aura terminé toutes ses visites avec dépassement d’honoraire pour pouvoir s’offrir une nouvelle Ferrari, il viendra satisfaire à ses obligations non rémunératrices à caractère purement charitable.
Et à ma seconde :
Quand le médecin le dira.
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Episode 21
et le tout en 3 exemplaires.