Entretemps, le bureau avait appelé pour prendre des nouvelles, mon épouse aussi et elle devait passer dans l’après midi pour me rendre visite car il devenait évident que j’allais passer plus de temps que je ne l’escomptais dans cet hôpital. Il faisait aussi chaud que la veille et peut-être même plus. Avec seulement une fenêtre légèrement entrouverte comme simulacre d’air conditionné, le brassage des odeurs corporelles et médicales était un doux mélange oscillant entre dépôt d’ordures sauvage, chalutier échoué en plein soleil avec toute sa cargaison et viande avariée oubliée dans un frigo en panne. Finalement je ne regrettais pas tant que ça de ne pas avoir déjeuné ce matin, qui sait si j’aurais été capable de tout conserver. Lentement je finis par ne plus vraiment prêter attention aux odeurs tout comme le niveau sonore ambiant auquel je m’habituais. J’éprouvais un détachement certain pour tout ce qui m entourait afin de me concentrer sur mon Kleenex® et sur l’usage que je voulais en faire. Mon idée tenait du pur génie, tant elle paraissait évidente une fois exposée. Cela tenait du bouchon de liège pour les bouteilles de vin, on était au niveau de l’invention du zéro pour les mathématiques voire même de la roue pour les hommes. C’est ni plus ni moins que cela le génie lorsqu’il se manifeste. Mais je vois, du coin de mon œil valide que vous vous impatientez et vous vous demandez quel usage si génial je peux bien avoir à faire avec un simple Kleenex® ? Il est grand temps de vous livrer le fruit de mes cogitations mouchoirdesques pour que vous vous exclamiez à l’unisson :
Bon sang, mais c’est bien sûr !
Sauf que, un petit détail vint à me frapper l’esprit et pour le coup mon idée, pour géniale quelle soit, venait d’en prendre un coup dans l’aile. Je butais subitement sur les modalités de mise en œuvre de mon idée extraordinairement géniale. C’est un peu comme si j’avais imaginé le concept de la bicyclette sans avoir la technologie adaptée à sa fabrication. Plongez-vous quelques siècles en arrière, inventant l’acier sans avoir de fer à battre pendant qu’il est encore chaud. Mentalement je passais en mode surchauffe pour franchir ce nouvel obstacle qui se dressait devant moi. Une fraction de seconde plus tard j’avais la solution.
S’il vous plait ?
Oui monsieur ?
Je pourrais avoir du sparadrap ?
C’est pour faire quoi ?
Faisant mine d’ignorer son ton revêche, je sortis mon Kleenex® que j’avais au préalable plié pour en faire un petit carré et je lui expliquais qu’il s’agissait de cacher mon œil avec ledit Kleenex® mais comme mes paupières n’étaient pourvues de séries, pas plus qu’en option, d’un système de fixation auto agrippant il fallait pallier à ce manque en utilisant un adhésif qui se présentait sous forme de rouleau pour fixer mon invention génialissime sur mon œil. -----
Joignant le geste à la parole pour lui montrer ce que je souhaitais qu’elle fit, elle me répondit :
C’est pas con, votre idée.
Modestement, j’opinais du chef pour la remercier de sa reconnaissance.
Maintenant le Kleenex® sur mon œil, ma nouvelle amie, avec dextérité coupa deux longs rubans pour les positionner en croix sur le cache improvisé.
Mmmmmm me dit-elle, je ne sais pas si ça tiendra longtemps, vous avez la peau grasse. Ne bougez-pas, je vais arranger ça.
La voilà qui s’en va trottinant et quelques minutes plus tard, elle revient avec une lingette humide et une serviette sèche. Prestement elle me fit lavage séchage, sortit de sa poche une compresse stérile qui remplaçât avantageusement le Kleenex®. Hop, 2 coups de sparadrap et me voilà transformé en pirate des caraïbes. Avec bonheur je retrouve une vue "normale" ou presque. Mon champ de vision est amputé de sa partie gauche mais au moins je ne vois plus double. Enfin ceux que je regarde ne ressemblent plus à des monstres, pour la plupart s’entend car il reste malgré tout un certain nombre de spécimens autour de moi. Si je n’avais pas cette haleine de bouc, je serais prêt à embrasser sur la bouche mon infirmière salvatrice. Refrénant mes ardeurs je levais vers elle un œil reconnaissant et je constatais que finalement c’est encore en monstre bicéphale qu’elle était la plus à son avantage.
Je bredouillais tout de même un vague merci pour lui témoigner ma graternelle éternitude. Oups... Voilà qu’avec presqu’un an d’avance je paraphrasais Sainte Ségolène. Je venais de retrouver ma vue basse et monoculaire et je restais capable de pré vision. Quelle chance !
Comme quoi, un rien change tout et je ne sais plus qui disait " rien ne sert à tout, mais tout sert à quelque chose", dans mon cas cela était le strict reflet de la réalité. Je me sentais de nouveau prêt à prendre à bras le corps tous les problèmes et je ne doutais de ma prochaine libération. Un peu de repos, des séances de rééducation chez un orthoptiste et le tour serait joué. Dans les minutes qui suivirent mon retour à la normale, je m’emparais de mon précieux BlackBerry® pour jeter un œil - dans mon état je ne pouvais guère faire autrement - à ma messagerie afin de prendre connaissance des nouvelles du monde extérieur. Mercredi matin, dans mon boulot c’est le jour des "chiffres", l’arrêté des comptes hebdomadaires. Je vérifiais rapidement que les chiffres étaient bien "tombés", je transférais les messages essentiels à mes collègues, je classais ou effaçais ce qui avait besoin de l’être. Le tout sans plus de commentaires que de laconiques :
Pour info
Pour action
A vérifier
Demander des explications
Etc.
Concision, efficacité. Je ne me perdais pas en vains commentaires pas plus qu’en vingt, ce qui me valait une réputation abominable au bureau. J’étais ----- totalement à l’opposé du style "verbeux" trop souvent utilisé pour "noyer" le poisson et répondre à côté de la plaque.
Je reconnais que parfois je forçais un peu le trait avec certaines personnes, mais quand il faut poser cinq fois la même question avant d’avoir un début de réponse cohérente, forcément ça énerve un peu. Pour compenser cet état, j’usais d’un humour corrosif pas toujours très apprécié. Un petit exemple parmi d’autres, le truc en panne.
Untel
Quand est-ce que vous passez ? C’est encore en panne.
Moi
Bonjour,
Pouvez-vous nous préciser ce qui est en panne, combien de fois cela s’est-il produit et si possible le symptôme de la panne ?
Merci
Cordialement
2 jours plus tard...
Untel
Je sais pas, c’est le directeur qui m’a dit de vous faire un mail.
Moi
Bonjour,
On avance, mais pour pouvoir être le plus efficace possible et vous aider à résoudre votre problème il faudrait nous dire ce qui se passe.
Merci
Cordialement
Le directeur, 5 minutes plus tard au téléphone.
C’est un nouveau il vient d’être muté et il lui faudrait un accès pour saisir les chiffres le soir dans l’intranet. Il n’a pas compris ce que je lui demandais.
Moi
Un nouveau ? Il ne s’appelle pas XXX par hasard ?
Le directeur
Si, c’est bien lui
Moi
Je viens de vérifier, le service du personnel nous avait informé de sa mutation, tout a été fait pour qu’il puisse travailler et d’ailleurs ça 3 semaines qu’il saisit les chiffres le soir sans problème.
Le directeur
Ha ?
Moi
Oui
Le directeur
Excuse-moi de t’avoir dérangé
2 jours plus tard...
Untel autrement baptisé, le muté, rédige un nouveau mail et mettant cette fois-ci en copie son directeur, le directeur d’exploitation, le directeur général et la directrice des RH.
Bonjour, (tiens c’est nouveau)
Je vous informe que depuis trois semaines nous avons un appareil en panne et que vous n’avez rien fait pour le réparer.
La suite est simple à imaginer, deux minutes plus tard un mail du DG (copie au PDG) tombe en demandant : c’est quoi ce truc ?
La DRH, téléphone pour prendre des nouvelles et s’informer de la chose parce que « tu comprends me dit-elle, le DG vient de m’appeler pour savoir ce qui se passe et il m’a demandé de suivre le problème ». Le directeur de l’exploitation quant à lui, une semaine plus tard, fera une réponse circonstanciée et détaillée de l’incident dans un mail de plusieurs pages reprenant l’historique de « l’incident » depuis Adam et Eve et concluant que tout était rentré dans l’ordre grâce à l’intervention efficace de mon équipe.
Oui, mais quel était donc ce problème si important ?
Vous n’allez pas me croire et pourtant...
Il s’agissait d’un terminal de Carte Bleue qui avait été débranché de sa prise et du même coup il fonctionnait nettement moins bien.