Ma vue, malgré le cache qui améliorait grandement mon confort, était loin d’être parfaite. J’avais une impression de léger flou. Une vision de mon environnement ressemblant aux photos des années 70 de David Hamilton. Ambiance brouillard, les nymphettes en moins. Mes lunettes étaient bien un peu poisseuses avec quelques beaux spécimens d’empreintes palmaires dessus que je m’empressais d’effacer avec un pan de chemise. Les verres un peu plus propres, je chaussais mes lunettes. Il y avait une petite embellie sur brouillard ville, mais rien de vraiment extraordinaire, toujours ce petit halo qui ne m’empêchait pas de lire, ni de voir ce qui m’entourait... Je mettais ça sur le compte de la fatigue, de la faim, des émotions diverses et variées aussi. Je n’avais pas à m’inquiéter plus que ça, aux quinze vingt, le toubib m’avait assuré que je n’avais rien aux yeux. Un long gargouillis impatient me rappela que je n’avais rien ingurgité depuis 24 heures et que le régime perfusion ne suffisait pas à nourrir la bête. 11H24, quel bonheur de pouvoir distinguer la petite aiguille et la grande sur le cadran de ma montre. 11H24, dans moins de trente minutes, normalement, le déjeuner serait servi et je pensais raisonnablement que je serais enfin alimenté. Ensuite il faudrait que je m’occupe de ma sortie, je n’envisageais absolument pas faire de vieux os dans le coin. Au pire je serais transféré ailleurs, un ailleurs qui ne pouvait être pire que cet endroit. Quoiqu’il arrive j’étais fermement décidé à ne pas passer une nuit de plus en salle d’observation. 11H48, j’ai du m’endormir de nouveau. C’est totalement inhabituel chez moi de perdre pied ainsi, ce n’est pas normal, je suis peut-être plus sonné que j’en ai l’air. Je pique du nez à tout bout de champ, un vrai cultivateur ! L’essentiel étant que je n’ai pas laissé passer l’heure de la boustifaille. On en perçoit déjà les prémices, les observés semblent avoir l’œil plus vif, un frémissement imperceptible se fait sentir, un bruit de chariot dans le couloir, une odeur nouvelle qui se propage. A n’en pas douter, les cantinières sont sur le pied de guerre. Quelques sonores déglutitions sont le signe que certains patients affamés, tout comme moi, salivent à outrance. Le scénario de ce matin se reproduit fidèlement, apparition quasi miraculeuse de Francine, la bonne pâte et de Marie, ....., flanquées toutes deux de captain igloo et fracasse détenteur de la liste -----officielle de ceux qui auront le droit de faire bombance avec leur maigre pitance tandis que les autres pourront toujours se taper sur le ventre en attendant des jours meilleurs.
Mais, mais, mais... Le chariot passe, me dépasse et pas de plateau pour bibi.
S’il vous plait ? Demandé-je poliment au sommelier de service.
Pas de réponse, soit il ne m’a pas entendu, soit il feint l’indifférence.
S’Il VOUS plait ? Répétai-je un peu plus fort.
Toujours pas de réponse.
S’IL VOUS PLAIT ! Criai-je
Captain Fracasse, sa liste à la main, se retourne vers moi l’air furibard.
Quoi ?
Quand est-ce que je mange ?
Votre nom ?
Je lui réponds le plus aimablement possible compte tenu de la mauvaise grâce qu’il met à me répondre. Jetant à peine un œil sur la feuille qu’il tient en main, il me sort :
Vous n’êtes pas sur ma liste. Vous êtes là pourquoi ?
J’ai bien envie de lui répondre qu’en passant devant l’entrée j’avais vu le menu et que j’avais décidé de déjeuner ici ce midi, ça me paraissait une bonne idée et le concept de manger au lit dans une ambiance rock’n’roll était une expérience à tenter. Au lieu de ça, je me contentais de pointer du doigt mon œil masqué.
Qui c’est qui vous a fait ça ?
Pensant qu’il parlait de la petite compresse, je lui désignais la grosse console derrière laquelle se trouvait l’infirmière qui m’avait posé la chose.
J’vais voir, ne bougez pas.
Misère me dis-je, encore un maniaque du "bougez-pas". Tous autant qu’ils étaient n’avaient retenu qu’une seule chose de leurs longues études « Ne bougez-pas ». C’était la réplique culte qui leur permettait de se sortir de toutes les situations.
A un patient qui demande le bassin « Ne bousez-pas » disait-on d’une voix nasillarde. A cet autre, le teint jauni, alité « Ne b’uugez-pas », j’appelle Laetitia. Ou encore à celui-ci... Ça sera pour une autre fois, Fracass’ man revenant vers mézigue d’une démarche chaloupée (comprenez : titubant comme un matelot ivre) avec un air contrarié me faisant craindre le pire. L’air revêche qu’il arborait en toutes circonstances était trompeur car il m’annonça finalement que suite à un problème informatique on avait omis de me compter ----- au nombre des bénéficiaires à la distribution de ration alimentaire. Il allait donc me rajouter à la main, mais comme je n’étais pas sur la liste je n’aurais pas le choix, pour moi ça serait jambon purée compote et fruit, à savoir banane ou banane. Pour le fruit je choisis de m’en tenir à la banane et pour le reste j’acquiesçais sans rien dire, trop content de pouvoir me remplir l’estomac.
Je dus attendre la fin de la tournée des popotes avant que la cantinière ne revienne vers moi pour me servir ce qu’ils appelaient jambon purée... L’imagination exubérante des cuisiniers était manifeste. Par la consistance, la purée tenait plus du potage que d’autre chose, quant à la couleur elle était du genre navet bouilli et pour la saveur il y avait bien une petite touche boisée qui laissait penser qu’on avait mélangé un peu de sciure pour donner du corps à la chose. Le jambon, est-il nécessaire d’en dire quelque chose ?
Bon, puisque vous insistez, je connaissais le jambon blanc pour y avoir goûté à maintes reprises, tant l’industriel que celui cuit au torchon et débité en tranches épaisses chez le charcutier. De blanc, il n’a que le nom, on le dit aussi de Paris et sa couleur est plutôt dans les roses plus ou moins soutenus. St Antoine devait avoir une filière d’approvisionnement en cochons albinos et le jambon qui était servi avait une vague couleur blanc/gris entre serpillère et fiente de pigeon Tchernobyl. Question goût : insipide. Seul avantage, sa capacité à tomber en déliquescence dès lors qu’une fourchette en plastique s’approchait de lui. Comme on dit : tout ce qui entre fait ventre et nul ne sait, demain, de quoi tu te nourriras. Le pain était tellement dur qu’il fallait le ramollir de longue minutes avant que de commencer à vouloir le mâcher. Chaque morceau qui tombait dans l’estomac, tel une éponge, augmentait plusieurs fois son volume et assez rapidement une sensation de satiété s’installait. Un rot de satisfaction, immédiatement réprimé, tenta même de se manifester signifiant par là mon contentement béat. En quelques minutes il ne me resta plus que la compote et la banane. Gaillardement je décidais de m’attaquer à la compote, celle-ci, fabriquée par une grande marque très connue, à défaut d’être aussi bonne qu’une vraie compote ne devrait pas me décevoir. Goût standard "artificiel" et sucre ajouté pour masquer un peu le produit industriel. Par acquis de conscience je regardais sa DLUO. J’avais encore de la marge avant qu’elle ne soit périmée, de ce côté là tout allait bien. Et pourtant, quelle cruelle déception, odeur et goût de carton mouillé, à croire qu’il y avait une fabrication spéciale St Antoine pour que même les compotes les plus ordinaires soient aussi mauvaises que le reste. La banane allait-elle sauver ce repas du désastre total ? Je redoutais le pire et je n’étais pas loin de la vérité. Extérieurement ça ressemblait à une banane ordinaire, pas trop mûre d’après la couleur, quelques petites tâches noires mais rien de plus. Ce n’est que quand je la pris en mains que je commençais à prendre la dimension des choses. La banane était molle, signe évident que depuis sa sortie des frigos, elle avait très certainement été passée à tabac. L’effeuillage confirma mes soupçons, la pauvre banane portait sur sa chair les stigmates des diverses tortures subies. Le goût lui-même en était altéré. A peine le repas avalé, s’organisait le ramassage des plateaux et Cantinière en chef y allait à chaque fois d’un Tony truand (le cousin du bon et de la brute) :
Alors, ça été ?
Comme si elle venait de nous servir un repas digne des plus grandes tables Parisiennes. Par politesse et pressentant de terribles représailles si on répondait par la négative, tous les patients se contentaient d’un vague hochement de tête accompagné d’une ébauche de sourire. J’en ai même vu un qui en redemandait, un fou sans doute ou un qui voulait se faire mousser pour en tirer quelque avantage. J’avais bien pensé à demander un café et l’addiction pour solde de tout conte mais comme le sens de l’humour est une des choses les moins bien partagées qui soit, je n’avais envie de dénaturer le mien à son contact.
Après le repas, commençait les visites du médecin de garde accompagné de sa cohorte fidèle d’internes, j’allais enfin pouvoir obtenir des explications et sortir d’ici ou au pire être transféré dans un autre service.
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dans le quel on apprend que la restauration n’est plus ce qu’elle était.