L’intellectuel a abdiqué le jour où il a cru découvrir la grandeur dans le refus, le jour où il a méprisé l’enthousiasme et l’émotion pour glorifier le cynisme. Notre environnement, fondé sur d’individualisme forcené, a fini par l’amener là.
Le cynisme est apparu à l’intellectuel comme quelque chose de séduisant par ce qu’il a de non-conformiste, par cette atmosphère intrinsèquement intellectualiste dont il est imprégné. Et dont il est, lui, friand. Vivant au milieu d’un monde qui lui est odieux, l’attitude du cynisme lui est apparue comme un moyen de s’élever au-dessus de ce monde et de pouvoir s’en faire juge à peu de frais.
Il déteste ce monde qui l’empêche, c’est évident, de se réaliser à pleine valeur et fait de lui un incompris. Il croit que l’ennemi c’est ce ‘prochain’ qui le limite et l’étouffe dès lors qu’il ne l’admire pas lui..., dès lors qu’il lui rappelle que le succès exige des efforts.
Il a peur de ce monde parce qu’il s’y sent attaché par des liens sociaux qu’il maudit, et il n’a pas voulu reconnaître que s’il veut se libérer de l’emprise de la société, il doit se donner les moyens et prendre des mesures pour ne plus en être dépendant.
Mais pour des raisons obscures, ce genre de lutte lui répugne. Il préfère se retrancher derrière l’attitude du "Monsieur" qui a tout compris, jouer au dégoûté, proclamer que la force prime le droit, que la grossièreté prime le respect, et que tout le reste est fichaise... .
Alors il croît qu’il a tout dit.
Qu’il est grand de jouer au personnage diabolique ou à l’individu taré et, sous couvert de cynisme, d’aborder son prochain sur un ton arrogant et méprisant.
Qu’il est aisé de paraître quand on n’a rien à montrer qu’un discours pseudo intellectuel où on lance impunément des phrases incendiaires, où l’on frappe comme monnaie vile des clichés désabusés, où, en un mot, on brasse le cynisme à pleines mains.
Et je t’épingle la main secourable, et je t’en bouche un coin au copain qui essaye, tant bien que mal, de moins claudiquer dans cette vie qui, décidément n’est pas faite pour la générosité, mais où le cynique se régale du malheur d’autrui, voire le provoque.
Qu’il est donc estimable d’enfoncer des portes ouvertes et son voisin par la même occasion !
Mais rassurez-vous, cela ne dure jamais, et lorsqu’il s’excuse (se vante ?) de n’être que cynique, tous comprennent qu’il n’en est rien. Il essaye tout au plus de faire profession de cynisme.
Qu’ils sont petits !
Schiller disait déjà que "ne sont pas libres ceux qui se moquent de leurs chaînes". Il avait raison. Sont libres ceux qui se défont de leur chaînes sans craindre un travail de forgeron un peu rude !
Une comparaison m’a donné une des clés de la psychologie des soi-disant cyniques : ils ont tout simplement redécouvert la vertu des gros-mots. Lorsqu’un enfant de 6 ans se trouve parmi les "grandes personnes" qui ne font pas attention à lui, il éprouve le besoin de surprendre son monde pour obtenir qu’on s’occupe de sa petite personne négligée. Que fait-il ? Il crie une bonne grosse insanité et le succès, croit-il, est garanti.
La peur d’être insignifiant, ou la prise de conscience soudaine de la médiocrité de sa vie, de n’être qu’un humain strictement normal, petit, se traduit par le besoin maladif de scandaliser et d’écraser l’autre.
Parfois on leur fait l’aumône d’un instant d’attention et on les voit tout réjouis. Pensez-donc : on fait semblant de les prendre au sérieux !
Mais laissons là toute ironie. Plaignons-les plutôt puisque tout ce qui se fait et se fera de valable dans ce bas monde, se fait et se fera sans eux, malgré eux.
Plaignons-les puisque leur verbalisme n’émeut personne, puisque ce qui est stérile est inoffensif.
Et détournons-nous de tout cet intellectualisme cynique et morbide qui nous diminue.
Nous n’avons pas à rougir de nos enthousiasmes et de nos larmes dès lors que nous reconnaissons que l’homme a le pouvoir de façonner son monde et, ce faisant, se façonner lui.
Que l’homme découvre la lumière, crée la lumière... est la lumière.
Prochain épisode : l’orgueil.