Je me suis toujours étonné que, dans le langage administratif, l’expression "mettre en disponibilité" se rapportât à une sanction disciplinaire.
Enviable sanction ? Cela dépend des termes de la rupture évidemment, d’un autre côté ne faut-il pas y voir une réelle opportunité de quitter ses pantoufles pour un nouveau "trekking hors piste"... grandir à nouveau..?
Le privilège unique et admirable des années passées dans les écoles supérieures(1), un privilège tel que tous ceux qui ont eu la chance de passer par là en gardent la nostalgie, c’est précisément qu’elles ont représenté pour eux "l’âge de la disponibilité".
(1 : Celles d’après le lycée ou le collège, s’entend).
Les études supérieures (bachelier ou master, tels que mis à la sauce ‘bolognaise’), ne sont, après tout, qu’accessoires. Elles ne sont -désolé de répéter ce truisme- qu’un moyen. L’important étant qu’elles se placent au moment où la personnalité se dégage et prend forme. Elles peuvent l’aider à se découvrir, contribuer à son épanouissement, mais là se borne leur rôle.
TOUT HOMME EST L’AUTODIDACTE DE SOIS-MÊME...
Si molle que soit l’argile dans laquelle il est pétri, il se sculpte peu à peu à sa propre image. Ainsi l’étudiant peut opter pour l’engourdissement moelleux, l’abrutissement confortable que dispensent la subordination de la fin aux moyens ou la confusion des seconds avec la première. Celui-là sombrera dans l’inaction, le labeur mécanique, la bière ou les femmes.
Il peut également "choisir la liberté". J’entends par là orienter l’inévitable processus d’ossification que l’on subit vers la vingtième année de manière à conserver le plus possible de fenêtres ouvertes sur le monde.
C’est Proust qui notait combien de personnages éminents dans leurs sphères professionnelles se révèlent désespérément vides dès que l’on aborde avec eux un sujet qui ne ressortisse pas directement à leur spécialité.
Combien ne connaissons-nous pas autour de nous de gens qui, par leurs revenus -leur influence tout au moins- appartiennent à "l’élite", et qui devraient être, précisément à cause de cela -et plus que d’autres-, compréhensifs et ‘psychologues’, alors qu’ils sont, pour beaucoup, irrémédiablement dépourvus de chaleur humaine ?
Comme je l’ai dit tout à l’heure, les uns ont dormis, bâfré, courus les "thés dansants" (2) ; les autres n’ont pas ‘brossé’ (3) une heure de cours, n’ont pas perdu une seule parole de ce que leur ont seriné les pontifes, depuis les conférences inaugurales jusqu’aux défenses de thèses.
(3 : chez vous = sécher les cours, 2 : les "T.D." sont les soirées organisées par les cercles d’étudiants).
Les premiers n’ont rien acquis, les seconds ont amassé des monceaux de connaissances - sur la question homérique, le contrat de mariage ou les théories de Vilfredo Pareto.
Les premiers vendent à présent des chaussettes, des armes ou des frites. Ils roulent en ‘Béhème’, passent leurs vacances à St Trop et seront bientôt Président de l’amicale de leur club de Golf.
Les seconds pontifient à leur tour, ils sont professeurs de grec, haut fonctionnaires, directeurs commerciaux, oto-rhino-laryngologistes. Sauf les oto-etc, ils ont généralement moins de moyens que les premiers. Ils lisent les philosophes à la mode et achètent des natures mortes, des chaussettes et des bons du trésor public.
De ces deux catégories, l’étudiant a fait une géniale synthèse le jour où il les a affublés du vocable méprisant de "bourgeois".
Car le bourgeois naît dans les écoles supérieures (et principalement "les grandes").
Il s’y distingue par une incuriosité chronique à l’égard de ce qui ne sert pas son appétit de jouissances immédiates ou sa soif de "grande distinction" (la "grande-dis" est attribuée, chez nous, aux étudiants ayant une moyenne égale ou supérieure à 18/20).
Et si, par snobisme ou par honte de l’ignorance, il peut au besoin apprendre que Brahms a composé quatre symphonies et que la composante de Planck n’est pas étrangère à la bombe atomique, ..., il restera radicalement coupé de ce qu’on ne trouve pas dans les livres : le bon goût, par exemple, ou la jubilation de deux amis à prendre systématiquement le contre-pied de leurs thèses respectives.
Ces notions sont moins disparates qu’elles n’en ont l’air. Elles ont ceci de commun qu’elles réclament une subtile alliance de qualités qui échappent à l’analyse. Elles impliquent la multiplicité et la variété des expériences, un sens critique développé, et le don de sympathie.
Elles n’ont su naître que dans cette atmosphère si particulière de la vie estudiantine, où la grossièreté des mots est souvent le signe de la propreté native et la rudesse des rapports, la marque d’une sincère amitié.
Elles n’ont pu de développer que dans l’équilibre de l’action et de la réflexion, cet équilibre qui fait qu’on décroche un "grade" (de bonnes notes) sans être un manchabal (frotte manche) et que l’on perpètre les sorties les plus énormes sans devenir un abruti.
Elles n’ont pu subsister, enfin, que si l’individu a laissé très largement ouvertes ces fenêtres sur le monde auxquelles je faisais allusion plus haut.
Cette capacité là (pour peu que la volonté y soit) n’est bien entendu pas réservée aux seuls ‘étudiants’. Chacun, quelque soit son occupation ou son statut, peut y veiller.
Le parallèle avec la vie "estudiantine" est ici un simple exemple des pièges offerts par la vie : la course au profit immédiat, ou la subordination studieuse, la ‘sagesse’ (dans la résignation ?)..., mais qui éloignent de l’ouverture nécessaire au développement de notre propre ‘humanité’ et, partant (4), de l’humanité en général...
(4 : "partant" : je ne sais pas si c’est un belgicisme, c’est une expression qui résume "par là", "au départ de cela ou de quoi", "en conséquence de quoi",...).
C’est ce que les marchands et certains oto-rhino-etc ne comprendront jamais.
Je sais, je suis un vieux rêveur, mais à voir la fréquentation de cette tribune ouverte qu’est "la plume", est-ce illusoire d’espérer que certains textes qui dénoncent l’indifférence, la cupidité, l’intolérance,..., fassent réfléchir le lecteur à la nécessité d’avoir moins de marchands et de bourgeois égoïstes et plus d’HOMMES sur la terre ?
Papabul.
PS : Le lecteur aura compris que le terme "Bourgeois" ne qualifie pas un statut social, mais une manière de vivre et de penser (ou, mieux, de ne pas penser), un genre de moldu quoi, mais dangereux puisqu’il a, souvent, les rennes en main..!