"Mais ceci est une autre histoire…", Kipling achevait un livre de la sorte, il me plaît de commencer ainsi ce texte.
A vrai dire, il s’agit plus ici d’un regard jeté dans les couloirs du temps que d’un texte médité, composé. Et la philosophie de ce qui suit s’inspire d’un adage que l’on pourrait formuler de la sorte : "les souvenirs sont comme le bon vin, ils sont d’autant meilleurs qu’ils ont de la bouteille et sont partagés...".
Voici donc le livre d’or de l’amitié et du souvenir.
Ce qu’a été ce lieu et ses propriétaires, les mots ne peuvent le dire. Cela repose au fond du cœur de chacun d’entre nous qui avions l’habitude de nous y retrouver.
N’avons-nous pas tous en mémoire des endroits qui font partie de notre famille au même titre que les gens qui les fréquentent ? Et lorsque ces lieux disparaissent c’est une partie de nous qu’on nous arrache.
Et que l’on ne vienne pas me prétendre que c’est ma (notre) jeunesse que je regrette. Non, c’est bien plus que cela, c’est une certaine façon de comprendre et d’aimer la vie que nous ont appris le bon mage de la rue aux Choux et le calme décor de verdure, de faïence et de cuivre où il nous accueillait. Une ‘ouverture’ et la ‘liberté’ que le monde mécanique et la bêtise grandissante menacent chaque jour, en nous même aussi...
Ne nous faut-il pas souvent faire effort pour être simple, franc, sensibles à l’amitié et pour n’accorder notre estime qu’à ce(ux) qui le mérite(nt) ?
Ces pages d’un passé recomposé au parfum de lierre, de liesse et de bière doivent nous rappeler cela, bien plus que la nostalgie ou l’émotion.
Les soirs fiévreux, bande d’étudiants, puis ensuite, fidèles à notre amitié, en jeunes bourgeois, attablés à l’écart, avant de rejoindre plus tard dans la nuit ces ’écoliers’ pour leur transmettre les chansons des ainés (du chœur des mâles, au cœur des filles), mais également des discours, des discussions de toute nature, sans queue ni tête, sans foi ni loi, souvent trop largement arrosées et nerveuses, le sourire de Gaspar, l’œil vif de Mariette qui sondait les cœurs et veillait aux tripes...
Mieux que tout cela, mieux que la bière et le vin, l’apaisante fumée d’une marmite de soupe, ces après-midi passés dans la salle basse et fraîche, où nous matait le matou maison, étaient pleines de la lumière et du vent de nos rêves, de nos destinées qui seront forcément grandioses, le monde n’est-il pas à nous à vingt ans ?
Un souvenir comme cette impasse pavée au cœur de Bruxelles, à droite une porte cochère, un long couloir sombre qui débouche sur une cour et un jardin où picorent des poules, le feuillage sur les murs, les lourdes chaises et les tables près de la cheminée, un rayon de soleil sur un lustre, le carillon d’une pendule... c’est tout cela "l’estaminet du père Gaspar" et de la trop fidèle Mariette... d’un œil tu lui souriais, de l’autre tu poursuivais un rêve désinvolte.
Succédant aux bruits de la rue, un silence soudain crée une atmosphère mystérieuse, un peu inquiétante même, une atmosphère pour conspirations romantiques, un jardinet de campagne, une maisonnette ‘prudement’ vêtue de vigne folle, lascivement assise au bord d’une cour carrée, bien défendue contre la ville et respirant la tiédeur des soirs d’été. Les portes ouvertes sur les cuivres tachent de leur ombre le sol clair et la cour où les poules picorent et houspillent les pieds de lilas surprenants.
La taverne est vide, le sable blanc conserve intacte la géométrie de ses dessins, à cette heure l’estaminet du Père Gaspar fait figure d’une de ces hostelleries où détellent les diligences, d’un tourne bride où des mousquetaires cassent la croûte entre deux coups d’épée.
Gaspar, assis près de la fenêtre, offre au soleil son masque taciturne, pétri d’expérience, aimé de tous, l’air est si doux aujourd’hui...
Et s’installe, sans bruit, un long silence...
Derrière la masse du comptoir le tintement des verres ravive notre verve. Romantiques et fidèles, les yeux clos, à ne laisser filtrer que la douceur de la lumière, perdus en des fauteuils de toile, nous tournons le dos aux vilains bâtiments qui menacent notre cour et croyons aux miracles.
Les poulets philosophes n’en semblent point troublés.
Ainsi passent les siècles et les heures...