Soudain s’agite et bruit le portillon qui grince, débouchant dans le couloir sous la lanterne de fer, voici venir quelques dilettantes aptes à préférer à la médecine ou au droit, le climat indulgent du "Père Gaspar". Eh bien, gagnons la salle, attablons-nous, goûtons aux bières, aimons sans retenue l’enfilée longue des tables, les propos déliés et les heures qui se suivent à narguer le spectre estival des examens.
Elles fuient les heures de juin, déjà le soir nous rattrape et nous attend dans la cour, rejoignons-le parmi les lilas qui pendent, opiniâtres comme une bohème, qui ne veut pas mourir.
Les lilas du père Gaspar ont la forme de nos rêves, ils bruissent tendrement, sans buts. Ils ont fleuri, embaumés quand même, en cet endroit jardin, nourris seulement de l’amour des poètes. Quelles libations sous leurs auspices ! Aaaah, les braves tablées autour d’un guéridon lourd de chopes nocturnes. Tard dans la nuit, nous y échangions des propos sublimes entrecoupés de hoquets...
Soirs d’été, amis de ceux qui étaient là, ces inconnus discoureurs au verbe tumultueux, poètes et simples fainéants, jouisseurs bénis, vautrés à toucher terre en leur pliants dociles, humant d’un seul coup tous ces parfums : soupe, bière et discours, lilas, poulailler et parfois, le sein d’une demoiselle.
Il arrivait que d’aucuns fussent saouls, mais nous étions tous ivres de cette folie, de cette espérance qui battait à grand coups sourds au fond de nos poitrines le "Père Gaspar" était notre maison et Gaspar en était le bon enchanteur, couvant d’un regard de père la jeunesse qu’il vivait avec nous.
Les bruits familiers du "père Gaspar", je veux les rappeler, ce ne sont pas des bruits d’enfer ou de sabbat. Ecoutez les pas des arrivants résonner dans le couloir d’accès, écoutez la porte d’entrée qui grince toujours et, l’hiver, la chute des eaux dans les gouttières, les carreaux qui battent. Entendez-vous la poule qui vient frapper du bec à la fenêtre et les charbons qui dégringolent subitement dans le grand cendrier du poêle, et le moulin à café, et le coup sec du tiroir du buffet et l’ineffable chanson de l’horloge à musique ?
Et les jurons du père Gaspar, le pas de Mariette qui traine une semelle plus lente que l’autre...
Mais, dites-vous, ces deux là sont morts et les autres ont disparu, la maison est vide. Je ne sais pas, le diable s’en mêle peut-être, j’entends tout cela aujourd’hui comme hier en regardant quelques photos jaunies.
Il y avait des soirs d’été si calmes où l’on pissait tout seul. Neuf heures, la lumière aussi douce que l’air éclairait encore le canari.
Il y avait les soirs d’hiver, bousculades dans la porte étroite, des caractères bondissaient en rugissant de la gueule, des géants, ivres à crever de cette jeunesse.
Et toi, Jacques, vieux frère, toi qui ne voulais jamais y aller seul... ...quand donc referons nous un grand pipi de bière côte-à-côte ?
C’était un poêle en fonte,
Un vieux poêle de Louvain,
Qui ne chauffait pas bien.
Nous nous serrions autours de lui,
Nous qui allions conquérir le monde,
Patrick le jeune,
Le grand Jean-Claude,
Le petit Guy,
Le beau Théo,
Et Bernard,
L’ami Bernard,
Dont les ombres se confondent,
Aux murs blancs des pissotières.
D’autres et d’autres encore...
Que sont-ils devenus ?
Et nos espoirs et nos dédains et nos amours ?
Lui, le ferronnier l’a emporté,
Nous nous serrions autours de lui,
Nous qui allions conquérir le monde,
Oh mes amis du "père Gaspar"...
Il ne reste rien, ou si peu, un journal intime que nous avons écrit ensemble mais que nous ne pourrons jamais publier, aucun imprimeur n’a assez de ‘caractère’.
Et nous sommes là, impuissants, à regretter la voracité des pelles mécaniques qui détruisent pans à pans ces murs qui ont abrité nos 20 ans et nourris ces rêves qui nous hantent encore aujourd’hui.
La vie est ainsi devenue,
Qu’un endroit est condamné
Dès lors qu’il peut être remplacé
Par une monstruosité
Plus rentable au mètre carré...